Les nouvelles technologies et les avancées du modernisme sont-elles en train d’avoir raison des traditions auxquelles s’accrochaient encore tout récemment les Marocains ? Cette interrogation revient avec insistance, tant les habitudes et rituels préservés fidèlement à travers les générations ont tendance à disparaître du paysage quotidien. Cette érosion culturelle est notamment liée aux profondes transformations du noyau familial, accélérées par l’adoption d’un mode de vie de plus en plus occidentalisé, au distancement des liens sociaux, et à la prolifération d’influences étrangères via les nouveaux moyens de communication.
Si le conflit générationnel n’est pas, en soi, un facteur déterminant, la confrontation des cultures, elle, l’est. En fonction du statut social, du niveau de vie et de la solidité du milieu familial, la réception des courants de modernisation varie. Tandis que les couches aisées s’ouvrent plus facilement aux modèles occidentaux, les classes populaires y résistent davantage, immunisées par un certain conservatisme social et religieux.
Mais cette dualité ne crée pas pour autant deux Maroc antagonistes. Les sociologues s’accordent à dire que ces deux tendances cohabitent, se croisent, et finissent même parfois par se métamorphoser l’une l’autre, dans un respect des spécificités. Toutefois, certains facteurs aggravants méritent d’être mentionnés pour mieux cerner les causes de cette perte partielle des traditions.
Le rôle de l’école, en premier lieu, est déterminant. L’absence de valorisation structurée du patrimoine culturel dans les programmes scolaires, qu’il s’agisse de la langue amazighe, des contes populaires, des savoir-faire artisanaux ou même de la gastronomie, participe à l’oubli. Ensuite, l’urbanisation rapide et l’exode rural ont contribué à l’effacement de repères identitaires, en particulier dans les grands centres urbains où les repères communautaires traditionnels se dissolvent.
Le tourisme joue également un double jeu. Si certaines traditions sont préservées pour plaire aux touristes — à l’image du folklore, de l’artisanat ou de la cuisine —, elles le sont parfois au prix de leur authenticité, au risque de devenir des vitrines muséifiées plutôt que des formes vivantes de transmission.
Les médias, en particulier les réseaux sociaux et les plateformes de streaming, ont un impact écrasant. Ils diffusent des modèles étrangers de pensée, de comportement et de consommation, au détriment parfois des valeurs ancestrales. Toutefois, certaines initiatives locales tentent de contrer cette tendance, notamment via des émissions de cuisine, des documentaires culturels ou des campagnes de valorisation du patrimoine.
Par ailleurs, les Marocains résidant à l’étranger (MRE) jouent un rôle ambivalent. Certains d’entre eux s’investissent dans la préservation des traditions, notamment lors de leur retour au pays ou à travers les fêtes religieuses, tandis que d’autres ramènent avec eux des idées et des pratiques plus occidentalisées.
Enfin, les fêtes religieuses et nationales constituent des moments de rassemblement intergénérationnel propices à la transmission. Mais leur importance semble, pour une partie de la population, s’éroder au profit de pratiques plus consuméristes.
En conclusion, si la modernité n’a pas entièrement effacé les traditions marocaines, elle les a sérieusement déstabilisées. Le danger ne vient pas de cette cohabitation entre tradition et modernité, mais plutôt des extrêmes — qu’ils soient religieux ou sociétaux — susceptibles de rompre l’équilibre fragile entre les deux. Face aux modèles venus d’Orient ou d’Occident, une partie de la société continue à croire dur comme fer aux traditions bien ancrées et à leur rôle central dans la préservation de l’identité nationale.
Salma Semmar