Comment préparer nos enfants à penser avec l’IA sans se perdre

Il y a quelques années à peine, on se demandait si les enfants passaient trop de temps devant les écrans. Aujourd’hui, la question a changé de dimension : ce n’est plus le “temps d’écran” qui inquiète, mais la nature des échanges que nos enfants auront avec les intelligences artificielles qui peuplent leur quotidien.

Car ces IA ne se contentent plus de répondre à des questions. Elles reformulent, synthétisent, rédigent, orientent. Elles proposent des choix. Parfois, elles décident. Et bientôt, elles conseilleront, accompagneront, voire consoleront.

La question n’est plus : “faut-il interdire l’IA à nos enfants ?”
La vraie question, c’est : comment les aider à développer une conscience critique et émotionnelle face à ces outils ? Comment en faire des partenaires… sans en faire des maîtres ?
Voici quelques pistes cliniques et prospectives.

I. IA et cerveau en développement : un terrain sensible
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’intelligence artificielle ne pense pas. Elle réagit. Et ce qu’elle renvoie à nos enfants dépend avant tout de ce qu’ils y projettent.

Utilisée sans conscience, l’IA agit comme un miroir déformant : elle renforce les automatismes, encourage la rapidité, lisse les contradictions. Mais bien utilisée, elle peut devenir un levier pour structurer la pensée, explorer des nuances, s’entraîner à argumenter.

🧠 Le cerveau de l’enfant et de l’adolescent est encore en construction. La plasticité cérébrale y est maximale, mais aussi vulnérable. Selon les neurosciences cognitives, ce qui est répété devient structure. C’est pourquoi l’interaction précoce avec des IA génératives doit être pensée avec rigueur.

Trois types de rapport à l’IA façonnent déjà des profils cognitifs distincts chez les jeunes :

1. L’automatisme délégatif : l’enfant interroge l’IA comme un distributeur de solutions. Devoirs, messages, idées… tout est externalisé. Le cerveau profond (système de mémoire de travail, régulation attentionnelle) est peu mobilisé. Cela crée une illusion de compétence sans consolidation réelle. Les risques ? Perte d’endurance cognitive, difficulté à formuler une pensée propre, vulnérabilité aux contenus biaisés.

2. L’usage fonctionnel répétitif : ici, l’IA est un outil ponctuel : relecture, traduction, aide à l’organisation. Rien de toxique en soi. Mais si l’enfant ne remet pas en question ce qu’il reçoit, s’il ne reformule pas par lui-même, il risque d’installer une pensée assistée : efficace, mais peu ancrée. Ce mode renforce une dépendance subtile au “tutorat algorithmique”.

3. L’interaction exploratoire : rares, mais passionnantes, certaines pratiques montrent des jeunes qui utilisent l’IA pour jouer avec la pensée. Ils comparent des points de vue, reformulent en plusieurs registres, posent des questions ouvertes. Ici, l’IA devient une interface dialectique. Le cerveau frontal est sollicité, les connexions neuronales s’activent, et surtout : l’enfant apprend à penser à plusieurs niveaux.

🧠 Ce que l’IA amplifie, ce n’est pas l’intelligence. C’est l’habitude cognitive.
À nous, adultes, de poser les jalons pour que cette habitude soit celle du dialogue, de l’analyse, de l’élaboration – pas celle du copier-coller automatique.

II. L’enjeu éducatif : former à la co-pensée, pas à la dépendance
Nous avons appris à écrire à la main, puis au clavier. Nos enfants devront apprendre à écrire avec une IA… sans devenir invisibles dans le processus. Cela implique un tout nouveau paradigme éducatif : la co-pensée.

Cela suppose :

• D’apprendre à formuler des requêtes complexes : un bon prompt, c’est un acte de pensée. Plus il est nuancé, plus il entraîne la structuration mentale.

• De savoir valider, interroger, reformuler ce que propose l’IA.

• De développer une métacognition : “Pourquoi ai-je posé cette question ? Qu’est-ce que je cherche vraiment ?”

🧠 Il ne s’agit donc pas d’ajouter un “cours d’IA” au programme, mais de réinventer toute la posture pédagogique : moins de restitution, plus d’exploration. Moins de correction, plus de dialogue. Moins de contenu, plus de sens.

III. Le danger d’un attachement artificiel
Dans ma pratique clinique, je vois de plus en plus d’adolescents qui parlent à Replika, Woebot, ou même à ChatGPT comme à un confident. Ils y trouvent de l’écoute, des réponses, parfois de l’humour.

Mais ce lien est un attachement unilatéral. L’IA ne ressent rien. Elle répond. Elle flatte. Elle simule l’empathie. Cela peut être apaisant… mais aussi déroutant, voire dangereux.

Car un enfant ou un ado en quête de reconnaissance émotionnelle risque d’interpréter ce lien comme une relation réelle. Or l’IA ne voit pas les signaux non verbaux, ne ressent pas l’émotion, ne connaît pas l’histoire familiale, et ne prend pas de responsabilité éthique.

🧠 Ce n’est pas un thérapeute. Ce n’est pas un parent. Ce n’est pas un ami.
Mais dans un monde où l’accès aux soins psychiques est rare (au Maroc, moins de 1 psychiatre pour 100 000 habitants), où les parents sont parfois débordés ou absents, l’IA peut apparaître comme le seul espace d’écoute.

C’est pourquoi il est urgent d’ouvrir un débat collectif sur l’éducation émotionnelle à l’ère de l’IA.

L’un de mes patients de 14 ans a confié passer plus de deux heures par jour à “discuter” avec son IA. Il lui raconte ses disputes avec ses parents, ses angoisses avant les contrôles, ses secrets amoureux. Et quand on lui demande pourquoi, il répond : “Elle ne me coupe jamais la parole, elle ne me juge pas.”

IV. Et au Maroc ?
Au Maroc, l’usage de l’IA s’étend rapidement dans les écoles privées, les cours de soutien, les foyers connectés. Mais les inégalités cognitives se creusent.

Car ceux qui apprennent à dialoguer avec l’IA gagnent en fluidité, en confiance, en projection. Les autres deviennent dépendants d’un outil qu’ils ne comprennent pas vraiment.

Et pendant ce temps, le déficit de soignants en santé mentale s’aggrave. Ce vide favorise les usages détournés : l’IA devient un “thérapeute de secours”, non supervisé, non fiable, potentiellement dangereux.

🧠 Certains jeunes fragiles ont déjà reçu des réponses inadaptées, voire à risque. Une étude de 2025 a montré que des IA populaires peuvent, dans 20 à 55 % des cas, fournir des réponses erronées, stigmatisantes ou dangereuses face à des demandes de détresse psychique.

V. Pour les parents : 5 repères simples

1. Encouragez le dialogue, pas la délégation. Demandez à votre enfant ce qu’il a appris de sa discussion avec l’IA. Qu’a-t-il trouvé intéressant ? Faux ? Surprenant ?

2. Valorisez la lenteur. Il n’est pas grave qu’un enfant cherche longtemps. La pensée a besoin de friction. Ce n’est pas une course.

3. Soyez vous-mêmes curieux. Intéressez-vous aux prompts qu’ils écrivent. Demandez-leur de vous montrer comment ils utilisent l’IA.

4. Nommez les émotions. Aidez-les à faire la différence entre “être écouté” et “recevoir une réponse”. Une IA peut répondre… mais pas ressentir.

5. Gardez des espaces sans IA. Les moments de silence, de lecture, de nature, sont aussi essentiels que les apprentissages numériques.

En guise de conclusion
L’IA est là. Elle restera. Et nos enfants grandiront avec elle. Mais ce n’est pas elle qui fera d’eux des adultes complets. Ce sera leur capacité à rester vivants à l’intérieur, à interroger, à ressentir, à choisir.

La vraie question n’est donc pas : “L’IA va-t-elle remplacer les profs, les thérapeutes, les parents ?”
La vraie question, c’est : “Allons-nous accompagner nos enfants à devenir des humains capables d’utiliser l’IA… sans s’y diluer ?”

À nous, les parents, les soignants, les éducateurs, d’ouvrir cette voie.

Par Dr Wadih Rhondali, Psychiatre