Marrakech, juillet 2025. Dans les rues de Guéliz, la chaleur monte, les moteurs ronronnent, et les regards s’agitent derrière les pare-brises. Au milieu du bruit des klaxons et de la lumière crue sur l’asphalte, une évidence refait surface : la route, ce n’est pas seulement une affaire de code. C’est aussi une affaire d’état intérieur.
Nous croyons souvent que le comportement au volant dépend uniquement du respect des règles. Mais quiconque a déjà conduit dans les embouteillages d’une grande ville marocaine le sait : on n’est pas le même conducteur selon qu’on est fatigué, pressé, stressé, serein ou joyeux.
Un geste brusque, un oubli de clignotant, un excès de vitesse… Ce ne sont pas que des erreurs techniques. Ce sont souvent des symptômes. Des petites fuites émotionnelles qui prennent forme sur l’asphalte. Et c’est cela qu’on oublie trop souvent : le volant prolonge notre état psychique. Il amplifie ce qu’on ne dit pas, ce qu’on refoule, ou ce qu’on néglige.
Conduire en sécurité, ce n’est pas seulement attacher sa ceinture ou freiner à temps. C’est aussi, en amont, savoir où on en est soi-même, dans sa tête et dans son corps :
- Est-ce que je suis distrait, envahi, sous pression ?
- Est-ce que je conduis pour fuir quelque chose ?
- Est-ce que je suis dans un état qui me permet d’agir avec lucidité, calme et attention ?
Ces questions ne sont pas théoriques. Elles sont vitales. Car une fraction de seconde d’inattention ou une montée de colère suffit à transformer un trajet ordinaire en drame.
Quand j’avais 17 ans, je rêvais d’avoir une moto. Mes parents refusaient, comme beaucoup. Puis j’ai entamé mes études de médecine. Et c’est aux urgences, en stage, que tout a basculé. Les corps abîmés, les familles détruites par des accidents de deux-roues… En quelques semaines, l’envie de conduire une moto a fondu comme neige au soleil.
Et pourtant, vingt ans plus tard, à Marseille, je me suis acheté un scooter. Puis une moto. Plus pratique, plus rapide que le tramway. J’avais oublié. Jusqu’au jour où j’ai recommencé à travailler sur la sécurité routière. Ce que j’avais su autrefois est revenu. Et mon comportement a changé. Pas parce qu’on me l’a rappelé. Mais parce que je l’ai ressenti à nouveau.
C’est pour cela qu’il ne faut pas culpabiliser. Ce n’est pas la faute qui compte. C’est le moment où l’on se remet en mouvement.
On a longtemps cru que seules les images choc pouvaient faire réagir. Mais de plus en plus de campagnes à l’étranger misent aujourd’hui sur un autre levier : celui du lien, de la mémoire, de l’émotion sincère.
Une femme, coincée dans un bouchon à Casablanca, regarde brièvement une photo de ses enfants, glissée dans le pare-soleil. Un sourire léger se dessine. Elle ne voit plus le trafic, mais ce qu’elle veut retrouver : ses enfants.
Ou ce jeune homme, casque en main, prêt à monter sur son scooter. Il inspire profondément, ajuste sa sangle, et part calmement. Pas par peur, mais par choix de maîtrise.
Ces scènes ordinaires portent une clé extraordinaire : la sécurité ne vient pas seulement de la peur, mais de ce à quoi on tient. De ce qu’on veut préserver. De ce qu’on aime.
C’est d’ailleurs le tournant que prennent de nombreuses campagnes dans le monde : elles ne cherchent plus à faire peur, mais à faire sens. Et au Maroc aussi, cette évolution est en marche. La NARSA joue un rôle central dans cette transformation, avec des efforts constants en matière de réglementation et de sensibilisation.
L’enjeu, aujourd’hui, est d’amplifier cette dynamique en y intégrant des leviers psychologiques: valoriser les choix positifs, renforcer l’attention à soi, créer une culture marocaine de la régulation intérieure.
Cela commence par de petites habitudes :
- Respirer avant de démarrer.
- Se demander : “Dans quel état je prends le volant ?”
- Se rappeler qu’on partage cette route avec d’autres corps, d’autres vies, d’autres histoires.
La sécurité ne réside pas que dans les distances ou les freins. Elle se niche aussi dans ces micro-moments de lucidité douce, dans cette capacité à revenir à soi.
La sécurité routière est bien sûr un enjeu public, institutionnel, technique. Mais elle est aussi une affaire de conscience quotidienne. Et cette conscience, chacun peut la cultiver à sa façon, à son rythme, sans avoir besoin de grandes leçons.
Un simple changement de regard peut suffire.Une phrase entendue dans un commentaire sous une vidéo résume cela à merveille :
الوعيديالناهوالحزامالأولديالالسلامة
Notre conscience est la première ceinture de sécurité.
C’est dans cet esprit qu’est né ce slogan, simple, accessible, mais profondément vrai :
La sécurité routière commence dans ta tête.
Imaginez si cette phrase devenait un réflexe collectif.Affichée dans les taxis, répétée dans les écoles, entendue dans les radios, partagée à la maison… Elle pourrait semer une nouvelle manière de conduire, plus humaine, plus apaisée, plus responsable.
Car au fond, la route est un théâtre du lien : entre soi et les autres, entre ce qu’on vit et ce qu’on projette.
Et si demain, la première règle de sécurité, c’était simplement de se demander :“Dans quel état je suis, avant même de tourner la clé ?”
La vraie sécurité commence bien avant de tourner la clé, de traverser un carrefour ou de poser le pied sur la chaussée.Elle commence dans notre tête, dans notre corps, dans notre capacité à être présents à soi et aux autres.Car on ne partage pas seulement la route. On partage un espace commun, fragile, traversé de vies.
Une contribution pour une culture de la route plus consciente, plus douce, et profondément marocaine. Parce que chaque vie compte et commence dans un regard posé sur soi.
Par Dr Wadih Rhondali