Dans nos foyers, nos collèges, nos bureaux et nos écrans, des refrains imposent leur rythme : « Il faut souffrir pour être belle », « Fais un régime avant l’été », « Ne t’habille pas comme ça, on va parler de toi ». Ces voix — parents, collègues, fils Instagram — finissent par s’installer dans nos têtes. Ce sont des « injonctions corporelles » : des consignes explicites ou implicites qui dictent l’apparence et le comportement, notamment des femmes. L’histoire est longue : de la femme dite « inférieure » chez Aristote aux corsets qui entravent, des talons aux coiffures contraignantes, chaque avancée des droits s’est vue répondre par une nouvelle norme esthétique : minceur des années 1920, épilation généralisée d’après-guerre, culte du corps tonique depuis les années 1980. Aujourd’hui, filtres et retouches fabriquent un idéal inatteignable.
Les effets sont réels. En France, beaucoup de femmes déclarent ne pas aimer leur corps et, chez les adolescentes, la majorité se dit complexée. Au Maroc, mêmes tendances : à Marrakech et à l’université, l’insatisfaction grimpe, particulièrement chez les femmes en surpoids. L’insatisfaction n’est pas « importée » : elle s’enracine localement, nourrie par les comparaisons, les remarques de l’entourage et l’omniprésence des modèles « parfaits ».
Sur le plan socio-psychologique, ces normes deviennent des « drivers » intériorisés dès l’enfance : « Sois parfaite » (peur du jugement), « Sois forte » (ne montre pas tes émotions), « Dépêche-toi » (reste productive), « Fais des efforts » (rien sans souffrance), « Fais plaisir » (ne dis pas non). Invisibles, ils gouvernent nos choix et entretiennent la culpabilité, y compris dans le rapport aux soins (repousser une consultation, cacher sa douleur, taire un trouble alimentaire).
Comment desserrer l’étau ?
-
Nommer : d’où vient cette voix ? Me protège-t-elle ou reconduit-elle une norme qui ne me convient pas ?
-
Évaluer le coût/bénéfice : ce rituel me donne-t-il du pouvoir, ou me prend-il du temps, de l’argent, de l’estime ?
-
Choisir en conscience. Les thérapeutes proposent des « micro-expériences » : porter le vêtement qui nous plaît vraiment, ne pas rentrer le ventre à la plage, dire « non merci » à un conseil non sollicité. Pour beaucoup, ces essais sont libérateurs.
Côté discours, la body positivity a ouvert une brèche en célébrant tous les corps. Mais ses détracteurs pointent une injonction inverse : s’aimer absolument. D’où l’intérêt de la body neutrality : considérer son corps comme un allié fonctionnel — marcher, respirer, danser — plutôt qu’un objet à conformer.
N’oublions pas l’enjeu politique. Les injonctions entretiennent la division des rôles (« la belle » vs « le fort »), justifient des inégalités économiques (taxe rose, carrières freinées) et enferment les identités. Agir suppose : éduquer à la diversité, signaler les images retouchées, former les soignants à l’écoute, multiplier les espaces de parole. Chacun peut contribuer : remplacer « Tu devrais maigrir » par « Comment te sens-tu ? », complimenter la force, la créativité, la gentillesse plutôt que l’apparence.
Nous ne sommes pas nés pour rentrer dans une taille, mais pour entrer dans notre vie. Les injonctions divisent, épuisent, marchandisent. Nous pouvons faire l’inverse : nous relier, nous reposer, nous soutenir. La prochaine fois que la phrase « tu devrais… » arrive, essayons plutôt « de quoi as-tu besoin ? ». C’est le début d’une autre culture du corps.