Il faut que nous acceptions de poser une question beaucoup plus intime que “l’IA va-t-elle nous remplacer ?”.
La vraie question, plus dérangeante, plus silencieuse, est celle-ci : que se passe-t-il dans notre cerveau quand nous laissons une seule IA devenir l’interface unique entre nous et le monde ? Ce risque n’est pas spectaculaire. Il est lent. Il passe par des micro-déplacements invisibles. Il s’installe dans les mots que nous n’interrogeons plus, les tournures que nous reprenons sans les éprouver, les raisonnements que nous validons sans les habiter.
Dans nos consultations, nos recherches, nos préparations de cours, de réunions, de stratégies… nous sommes de plus en plus nombreux à demander à ChatGPT un plan, une synthèse, une grille de lecture. Et c’est confortable. Trop confortable. J’ai vu des cadres supérieurs arriver avec des présentations impeccablement écrites… mais incapables de dire d’où venait réellement leur argument. J’ai vu des étudiants qui réussissaient des slides parfaites… et qui ne savaient plus expliquer leur propre logique. Ce confort nous enlève quelque chose qui est pourtant l’un des moteurs intimes de la cognition humaine : le frottement. Ce petit moment où une autre version du réel nous résiste, où nous devons choisir, où nous sommes obligés d’arbitrer.
La cognition humaine ne se renforce pas en exposant le cerveau à “plus d’informations”. La cognition se renforce lorsqu’il y a écart. Lorsque deux explications entrent en tension. Lorsque deux logiques s’opposent. C’est là que le cortex préfrontal s’allume, que la mémoire de travail se mobilise, que la métacognition se met à l’œuvre. La pensée ne grandit pas en validant. Elle grandit en traversant. Sans friction, le cerveau perd peu à peu la capacité de consolider. Il devient lecteur de réponses, mais plus auteur de questions.
La mono-IA efface l’écart. L’IA unique ne nous “domine” pas : elle nous lisse. Elle supprime l’épine dans la pensée. Nous n’avons plus à arbitrer entre deux versions. Donc nous n’avons plus vraiment à penser.
La littérature scientifique n’a pas encore produit l’essai direct que cette question mérite (mono-IA vs pluri-IA, IRMf/EEG, mesures de transfert / rétention). Mais elle dit déjà deux choses importantes : l’usage passif d’un système unique dégrade la capacité à résoudre des problèmes complexes, et l’exposition à des versions contradictoires améliore le jugement et la calibration. Autrement dit : la friction cognitive n’est pas un inconfort. Elle est un nutriment.
À l’inverse, la pluri-IA consiste à orchestrer des intelligences différentes. Pas pour “multiplier les outils”. Mais pour restaurer l’espace intérieur de la confrontation. Pour maintenir la possibilité du choix. Dans une vie normale, c’est quelqu’un qui utilise ChatGPT pour clarifier un problème, puis Claude pour le mettre en tension, puis Gemini pour structurer différemment, puis Gamma pour rendre visible un angle qui n’était pas là, puis une IA spécialisée santé pour vérifier une source. Et qui reprend, ensuite, tout cela avec sa syntaxe interne, son intuition, sa responsabilité.
La pluri-IA n’est pas une accumulation de technologies. La pluri-IA est une méthode de préservation de l’espace intérieur. Elle maintient la capacité à traverser la contradiction, à rester auteur, à conserver l’épaisseur du jugement. Nous ne sommes pas en train de perdre l’intelligence. Nous sommes en train de perdre la texture de l’intelligence. Le cerveau ne se protège pas en se coupant de l’IA. Il se protège en refusant l’unicité de l’IA. En recréant des écarts. En travaillant l’entre-deux. En préservant la friction.
Par Dr Wadih Rhondali
			
                                
			
                                
                                









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