Assise près de la cheminée, hypnotisée par le feu des soirs d’hiver, un souvenir a refait surface ; les veillées où l’on se racontait des histoires.Pas des séries, pas des vidéos, pas des “contenus”. Des contes. Lhjjayat. Une voix qui commence, des corps qui se rapprochent, le monde extérieur qui diminue. Et je me surprends à penser : ce geste a presque disparu.
Dans un pays comme le nôtre, où les deux grandes langues du quotidien, la Darija et le Tamazight, sont d’abord des langues orales, la question est vertigineuse : qu’allons-nous laisser aux prochaines générations si nous cessons de nous parler ainsi ? Bien avant les manuels et les écrans, ce sont des voix qui ont porté la mémoire collective ; contes, proverbes, chants, scènes rejouées mille fois dans les maisons et les champs.
Les contes oraux remontent à des siècles. Raconter a toujours été un art : choisir le moment, installer le silence, doser la peur et le rire, regarder l’enfant au bon endroit. Et écouter est un apprentissage tout aussi précieux : suivre une histoire, repérer les personnages, anticiper, se souvenir. À travers un conte, l’enfant exerce son imagination, mais aussi sa capacité d’attention, d’analyse et de compréhension, bien plus qu’en faisant défiler des images toutes faites.
Par l’oralité, le langage n’est pas abstrait : il est formé d’une voix, et cette voix vient d’un corps humain, présent dans un espace concret. Même dans la pénombre, le corps du conteur est là. La voix dépasse les limites visuelles, elle enveloppe, elle relie. Elle s’inscrit à la fois dans la compréhension et dans l’imagination, jusqu’à parfois réveiller quelque chose de plus archaïque : l’idée d’une puissance primitive qui réunit, pendant quelques instants, le corps et le cœur de ceux qui écoutent. Les contes racontés par les grands-mères sont souvent une pédagogie douce : de la sagesse, des avertissements, des modèles de courage, une manière de parler de la jalousie, de la mort, de la peur sans violence ni moralisation.
Pour l’individu, ces récits offrent un espace symbolique pour apprivoiser ses émotions. Pour le groupe, ils construisent un langage commun : des personnages, des images, des répliques que l’on partage entre générations. Pour la société, une culture orale vivante est un antidote à l’uniformisation : elle permet de raconter le monde depuis chez nous, avec nos paysages, nos soucis, nos fiertés, au lieu de vivre uniquement dans les histoires produites ailleurs.
Face à la disparition progressive de ces gestes, la tentation est de tout “sauvegarder”: filmer les dernières conteuses, archiver les chants de récolte. C’est important, mais insuffisant. Une culture orale ne survit pas seulement en étant conservée, elle survit en étant recréée. Adapter les anciens contes, ce n’est pas les répéter comme des reliques : c’est les faire respirer à nouveau, les laisser se transformer au contact de nos vies d’aujourd’hui. Et inventer de nouveaux récits, ce n’est pas trahir la tradition : c’est exactement ainsi qu’elle a toujours survécu. Une culture orale reste vivante quand elle ose raconter le présent avec ses propres images, ses propres tensions, ses propres élans. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de préserver ce qui fut dit, mais de continuer à dire, à notre manière, pour que les générations qui viennent héritent non seulement d’histoires, mais d’une capacité intacte à en créer.
Dans ce contexte, les contes ne sont pas un supplément folklorique : ils sont une forme élaborée de cette oralité. Ils organisent le chaos du quotidien en récits compréhensibles, ils donnent une structure à ce qui, sinon, resterait à l’état de rumeurs et de plaintes. Dans un pays façonné par des langues orales, maintenir, adapter ou recréer des contes n’est pas un luxe culturel : c’est une nécessité pour que cette oralité reste porteuse de sens, de sagesse et de transmission.
Ce que nous laisserons aux prochaines générations ne sera pas seulement un stock d’histoires anciennes, mais surtout une habitude : se réunir, prendre le temps, et dire à ceux qu’on aime, enfants ou adultes :
“Asseyez-vous… je vais vous raconter une histoire qui est à nous.”
Par Meriem SMIDI










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