Le titre de Matin TV frappe fort : 40 214 divorces en 2024, soit 110 par jour. De quoi alimenter l’angoisse d’une société qui aurait “perdu” sa famille. Mais quand on regarde les chiffres de près, l’histoire est beaucoup plus subtile – et, osons le dire, plutôt rassurante.
D’abord, parler d’explosion est exagéré : entre 2023 et 2024, la hausse est de… 0,5 %. Rapporté à la population, on reste autour de 1,1 divorce pour 1 000 habitants, bien en dessous de pays comme l’Espagne (1,8/1 000) la France (2/1 000) ou l’Égypte (≈2,4/1 000). Ce n’est donc pas un raz-de-marée, mais une petite vague.
La vraie révolution est ailleurs : 97 % des divorces marocains sont désormais conclus à l’amiable. C’est beaucoup plus qu’en Espagne, avec où 79,8 % ou qu’en France cette part tourne autour de 55%. Autrement dit, quand les couples se séparent, ils le font majoritairement… en parlant. En négociant. En limitant la casse.
Pour comprendre ce que cela dit de nous, il faut entrer dans la mécanique du droit.
Au Maroc, le ṭalâq est un divorce à l’initiative du mari, qui ne nécessite pas la preuve d’un préjudice, même s’il doit aujourd’hui passer par un juge. Le taṭlîq, lui, est une dissolution judiciaire, prononcée sur la base d’un motif légal (maltraitance, non-entretien, discorde, etc.) que la partie demanderesse – souvent la femme – doit démontrer.
Les dernières données du CSPJ montrent que le taṭlîq pour discorde (chiqâq) représente à lui seul 97,4 % des dissolutions judiciaires. Ce n’est pas le signe d’une génération capricieuse, mais celui de couples qui ont tenu trop longtemps, dans des relations usées, violentes ou impossibles à réparer. Ce que certains appellent “explosion” ressemble plutôt à une sortie de mutisme.
La réforme de la Moudawana a aussi joué un rôle clé : en ouvrant réellement aux femmes la possibilité de demander la rupture, elle a mécaniquement augmenté le nombre de divorces… mais aussi équilibré le rapport de force dans le couple . Quand la séparation n’est plus un privilège masculin, les chiffres montent, mais la justice augmente avec eux.
Cette évolution n’est pas seulement juridique ou sociologique, elle est aussi spirituelle. Dans la sourate Al-Baqarah, un verset adressé aux époux rappelle :
« …وَلَاتَنسَوُاالْفَضْلَبَيْنَكُمْ » // « Et n’oubliez pas la grâce entre vous »
Comme si le texte disait : même si le contrat se défait, ne piétinez pas ce qu’il y a eu de bon entre vous. Ce n’est pas la séparation qui détruit, c’est la manière.
En tant que psy, je ne vois donc pas un Maroc qui “échoue à rester marié”, je vois un pays qui apprend à se séparer autrement. Nous restons l’un des pays à plus faible taux de divorce, tout en étant l’un de ceux où la part des ruptures négociées est la plus élevée. C’est un paradoxe en apparence, mais une bonne nouvelle sur le plan social : la souffrance conjugale sort de l’ombre, se dit, se cadre.
Le vrai enjeu, désormais, n’est pas de “faire baisser les divorces” à tout prix, mais de rendre la vie à deux plus vivable : alléger la précarité, renforcer le soutien aux parents, développer la médiation familiale, et préparer les futurs mariés à autre chose qu’à la fête du jour J.
Une société ne se juge pas au nombre de mariages qu’elle célèbre, mais à la façon dont elle accompagne celles et ceux qui n’arrivent plus à continuer ensemble – sans honte, sans violence, et, si possible, avec un peu de grâce entre eux.
Par Wadih Rhondali – Psychiatre
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