Il y a une scène devenue banale, presque comique si elle n’était pas triste. Un lecteur tombe sur un article enthousiaste : « une application gratuite pour apprendre le tamazight est lancée ». L’idée réchauffe. On se dit : enfin, du concret, du simple, de l’utile. Alors on ouvre Google Play, on tape le nom. Rien. On recommence, avec des variantes, avec le nom de l’auteur. Toujours rien. Et l’on finit par se demander si l’on a mal cherché… ou si l’on vient surtout de vivre l’une de nos spécialités locales : l’annonce sans la livraison.
En décembre 2025, Hespress English présente ainsi Abrīd n Umurs, application amazighe gratuite, hors ligne, avec exercices, prononciation et tifinagh. Sur le papier, c’est parfait. Dans la main du citoyen, c’est introuvable. Un an plus tôt, un prix lié à l’IRCAM récompense une autre application, ToutlightYnou Tamazight, dans la catégorie des “applications et ressources numériques”. Là encore : reconnaissance officielle, récit public… mais pas de lien, pas de téléchargement, pas d’accès. Deux histoires différentes, un même effet : l’utilisateur cherche, échoue, soupire, puis conclut intérieurement que tout cela n’est “pas sérieux”. Et la confiance s’abîme, doucement, sans bruit.
Je n’écris pas cela pour “dénoncer” des personnes. Je sais trop bien que derrière un projet non publié, il peut y avoir un bug, un rejet de store, un manque de moyens ou un produit encore en cours. Mais il faut mettre en lumière un mécanisme : lorsque institutions et médias confondent l’existence d’un projet avec son accessibilité réelle, ils produisent malgré eux de la démotivation collective.
Je le dis avec prudence, car je suis moi-même impliqué dans un contre-exemple. Avec Meriem Smidi, nous avons développé Tifinagh Express via notre structure Another Way. L’application est réellement disponible, sur Android et iOS, gratuite, téléchargée par des milliers de personnes. Nous avons même une convention avec l’IRCAM… sans jamais avoir obtenu un véritable temps de présentation pour discuter du projet ou bénéficier de son réseau de diffusion. Paradoxalement, l’outil circule déjà de façon officieuse : il est utilisé auprès de certains inspecteurs de l’enseignement amazigh. Même logique du côté du ministère de l’Éducation : une rencontre proposée il y a plus d’un an, puis plus rien. Personne n’est “contre”. Simplement, la machine ne suit pas. Et le plus déroutant, c’est que sur un autre versant de l’État, les choses ont avancé. Une convention avec le ministère de la Jeunesse et des Sports a permis, via l’application Pass Jeunes, de proposer gratuitement l’apprentissage du tifinagh à l’ensemble des jeunes Marocains. Le projet a même été cité publiquement par le ministre, M. Bensaid, lors d’une session au Parlement. Comment comprendre alors qu’un projet jugé assez crédible pour être intégré à un dispositif national reste invisible, voire inaudible, dans d’autres espaces institutionnels censés être naturellement alignés ?
Voilà le point. Au Maroc, ce qui décourage les innovateurs n’est pas seulement l’absence de budgets, mais l’absence de continuité. Une reconnaissance sans traçabilité. Une annonce sans lien. Un prix sans exigence minimale d’accès public. Et une communication interministérielle défaillante qui donne parfois l’impression que chacun travaille dans son couloir, sans ponts ni mémoire. Dans ce contexte, lorsqu’on n’a pas de piston, même un travail sérieux peut rester coincé entre deux portes : trop institutionnel pour être artisanal, trop terrain pour être célébré.
La solution n’est pourtant pas compliquée. Elle tient en deux réflexes simples : pas d’annonce sans lien vers un store, et des critères publics pour les prix, incluant la disponibilité vérifiable. L’amazigh numérique mérite mieux que des symboles. Il mérite des applications sur les téléphones, des outils qui vivent, se maintiennent et s’améliorent. Le reste, même bien intentionné, finit par ressembler à une vitrine sans porte.
Par Dr Wadih Rhondali – Psychiatre










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