Il y a quelque chose de vertigineux dans l’amour que nous portons à notre équipe nationale. C’est une passion qui dépasse le cadre du sport, une fièvre qui s’empare des rues, des cafés et des foyers bien avant le coup d’envoi. Quand le Maroc joue, ce n’est pas seulement une sélection de football qui entre sur le terrain ; c’est une part de notre récit commun, une projection de notre fierté. Cette ferveur est notre plus grande force. Elle est ce bruit de fond immense, ce rouge qui sature l’espace, cette capacité à faire vibrer un stade comme peu de nations savent le faire.
Pourtant, cette passion porte en elle son propre revers, une ombre qui plane dès que le scénario ne s’écrit pas aussi vite que nous le voudrions. Nous vivons une époque d’immédiateté, et le football n’y échappe pas. L’amour inconditionnel que nous proclamons se heurte souvent à la réalité du terrain : une passe ratée, une mi-temps poussive, un match nul. Et soudain, l’encouragement se mue en impatience. Le murmure devient sifflet.
Il y a là un paradoxe douloureux, presque tragique. Nous demandons à ces jeunes hommes de l’audace, de la cohésion, du « cœur », tout en leur retirant parfois le sol sous les pieds à la première incertitude. Les récents échos venus du vestiaire, exprimant la douleur de se sentir mal-aimés ou incompris malgré les efforts, devraient nous interpeller collectivement. Comment peut-on demander à un joueur de se transcender s’il joue avec la peur au ventre, non pas de l’adversaire, mais du jugement de son propre public ?
C’est ici que se joue la véritable définition du supporter. Être supporter, ce n’est pas être un client qui exige un retour sur investissement immédiat. Le client paie pour une prestation et siffle si le service est lent. Le supporter, lui, signe un pacte d’appartenance. Il est là pour la traversée, pas seulement pour l’arrivée au port. Soutenir quand tout va bien, quand les buts s’enchaînent et que la fête est belle, est à la portée de n’importe qui. C’est une joie facile, légère. Mais soutenir quand le doute s’installe, quand l’équipe tâtonne, quand le jeu se grippe, c’est là que réside la véritable noblesse du rôle.
Il y a une chose que l’on oublie souvent : le supporter est le seul “joueur” que le sélectionneur ne peut ni remplacer ni sortir. Il n’entre pas dans les vestiaires, ne participe pas aux séances, mais il partage aujourd’hui une intimité réelle et continue avec l’équipe. Les échanges, les réactions, les messages quotidiens ont aboli la distance. Les joueurs lisent, ressentent, absorbent.
Cette proximité donne au public un rôle plus puissant que jamais. Lorsqu’il soutient, qu’il sécurise, qu’il reste aligné, il devient une ressource invisible qui aide l’équipe à respirer, à s’ajuster, à oser. À l’inverse, une pression excessive, mal canalisée, ne fabrique pas toujours des héros : elle crispe, brouille la lucidité, fragilise les équilibres.
Être supporter, ce n’est donc pas juger ni corriger depuis les tribunes. C’est être présent, constant, fiable. Tenir la ligne quand les épaules sont déjà chargées. Avant d’exiger, il faut unir. Car une équipe sous pression se ferme, mais une équipe soutenue trouve l’espace intérieur pour jouer juste
Nous devons accepter une vérité difficile : le résultat ne nous appartient pas. Malgré toute notre passion, nous ne tirerons pas les corners et nous n’arrêterons pas les tirs adverses. En revanche, la manière dont nous habitons le match, elle, nous appartient totalement. L’énergie que nous envoyons, la patience que nous accordons, le « crédit confiance » que nous sommes prêts à allouer au groupe, tout cela est de notre ressort.
Cette séquence que nous vivons est un test. Pas seulement un test sportif pour le sélectionneur et ses joueurs, mais un test relationnel pour nous, la communauté qui les entoure. Sommes-nous capables de dissocier notre déception, légitime, de notre soutien, qui doit rester inaltérable ? L’unité nationale dont nous sommes si fiers ne peut pas être une bannière qu’on ne sort que les jours de gloire. Elle doit être le filet de sécurité qui permet justement aux joueurs de prendre des risques, de tenter, de rater, et de recommencer sans craindre l’opprobre.
Ce soir, quand le match commencera, l’enjeu sera immense. Il y aura de la tension, des nœuds à l’estomac, et peut-être des moments de flottement. C’est normal. C’est le sport. Mais il ne tient qu’à nous de décider quel type de « douzième homme » nous voulons être. Celui qui juge et sanctionne, ou celui qui accompagne et élève.
La victoire est un espoir, mais la fidélité est une décision.
Par Dr Wadih Rhondali – Psychiatre
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