Vingt-cinq ans après la grande démocratisation du Web, nous avons enfin le recul nécessaire pour comprendre ce que cette révolution numérique a réellement fait à nos sociétés. Internet nous a offert une puissance inédite : un accès instantané au savoir, une économie nouvelle, des liens familiaux qui traversent les continents, une créativité démultipliée. Il a permis à des millions de jeunes d’apprendre seuls ce que leurs écoles n’avaient pas le temps ou les moyens d’enseigner. Il a remodelé le travail, la culture, l’information, la santé. Pendant un quart de siècle, Internet a agrandi notre monde.
Mais ce même outil a aussi introduit des fragilités invisibles : surcharge mentale, dépendance cognitive, effondrement de l’attention, polarisation politique, exposition permanente à la comparaison sociale. Surtout, nous avons construit nos sociétés sur une infrastructure privée et hyper-centralisée, vulnérable au moindre bug. La panne récente de Cloudflare, qui a paralysé des dizaines de sites marocains et une partie du web mondial, l’a rappelé : un incident chez un acteur technique inconnu du grand public suffit désormais à interrompre la vie numérique de millions de personnes. Internet, né comme un réseau résilient, est devenu un système fragile dont aucune nation ne contrôle entièrement les fondations.
Et voici que l’IA arrive, portée par la même promesse de puissance… et les mêmes risques amplifiés. Si Internet a modifié notre manière d’accéder à l’information, l’IA transformera notre manière de décider, de penser, de créer, d’apprendre, de travailler, de nous soigner. En 2050, elle pourrait diagnostiquer des maladies avant les symptômes, personnaliser l’éducation au niveau de chaque enfant, soutenir la santé mentale en continu, optimiser les politiques publiques, réduire les coûts de production, augmenter la créativité individuelle. Une civilisation plus efficace, plus innovante, potentiellement plus juste.
Mais cette puissance aura un prix. L’IA risque d’accentuer notre dépendance cognitive : si nous déléguons la mémoire, la planification, la créativité et même la régulation émotionnelle, que restera-t-il de notre autonomie mentale ? Elle pourrait fragmenter la société en réalités personnalisées, où chacun vit entouré d’informations filtrées pour lui. Elle renforcera la centralisation — quelques modèles contrôlant l’intelligence mondiale — créant une vulnérabilité encore plus grande que celle d’Internet. Et elle brouillera nos repères identitaires : quand une machine pourra parfaitement simuler l’écoute, l’empathie et même l’amitié, que signifiera encore une relation humaine ?
En vérité, la question n’est pas de savoir si l’IA sera utile. Elle le sera. La question est de savoir ce que nous voulons préserver pendant qu’elle transformera tout : notre attention, notre discernement, notre capacité de lien, notre sens du réel, notre responsabilité individuelle. Après 25 ans d’Internet, nous savons désormais qu’une révolution technologique ne s’analyse pas seulement en termes de performances, mais aussi de vulnérabilités et d’effets secondaires.
2025 était l’année où l’on découvrait que la panne d’un seul acteur pouvait faire trembler le monde. 2050 pourrait être l’année où l’on comprendra que l’IA ne doit pas seulement être puissante : elle doit être gouvernée, partagée, et maintenue à hauteur humaine.
Vingt-cinq ans après Internet, nous découvrons que nous avons construit un géant aux pieds d’argile. L’IA promet un nouveau colosse, à nous de décider sur quoi nous voulons qu’il repose.
Par Dr Wadih Rhondali, Psychiatre










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