Et si le futur proche faisait voler en éclats deux repères millénaires : travailler pour vivre et gagner de l’argent pour consommer ? C’est, en substance, la vision d’Elon Musk exposée récemment lors du U.S.-Saudi Investment Forum à Washington puis développée sur le podcast Joe Rogan Experience. Selon lui, dans dix à vingt ans, l’essor fulgurant de l’intelligence artificielle et des robots humanoïdes pourrait rendre à la fois le travail et l’argent largement… inutiles.
Un futur où le travail devient un loisir
Pour Elon Musk, l’humanité se trouve au seuil d’un basculement inédit : les machines seraient capables d’assumer l’essentiel de la production de biens et de services. Le travail, aujourd’hui central dans nos vies – source de revenu, de statut, d’identité – deviendrait une activité facultative, choisie « comme on choisit de jouer à un jeu vidéo ou de faire du sport ».
L’entrepreneur aime l’image du jardinage : personne n’est obligé de cultiver son potager pour survivre, mais beaucoup le font par plaisir. Il imagine un futur où coder, concevoir, réparer, soigner, enseigner pourraient relever du même registre : des activités poursuivies pour leur intérêt, leurs défis ou leur dimension créative, et non plus pour payer son loyer.
Une économie d’abondance sans monnaie ?
Dans cette vision, c’est l’ensemble de l’économie qui se reconfigure. Musk évoque une société d’abondance matérielle, où les robots et l’IA produiraient massivement et à moindre coût. Dès lors, la monnaie pourrait perdre une grande partie de son sens.
Il se réfère à l’univers de la série « Culture » de l’écrivain Iain M. Banks, où des civilisations post-rareté vivent sans argent : l’accès aux ressources n’est plus conditionné par le salaire, mais par les capacités technologiques et les limites physiques (énergie, matières premières). Dans un tel monde, les seules vraies raretés ne seraient plus financières, mais écologiques ou physiques.
Optimus, le robot comme pivot de la révolution
Pour appuyer cette projection, Musk mise sur un acteur central : Optimus, le robot humanoïde développé par Tesla. Il le présente comme un futur « ouvrier universel » capable d’assumer travaux physiques, tâches pénibles et services à la personne. À ses yeux, une armée d’Optimus pourrait :
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réduire la pauvreté en prenant en charge une grande partie du travail manuel,
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transformer en profondeur les systèmes de santé et de dépendance,
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assurer des fonctions de sécurité, allant jusqu’à imaginer un robot suivant un individu pour prévenir les crimes.
Derrière ces scénarios se dessine l’idée d’une société où la contrainte matérielle recule au profit d’une disponibilité accrue pour des activités intellectuelles, artistiques, relationnelles.
Un « tsunami supersonique » de disruptions
Mais Musk n’ignore pas le prix de ce basculement. Il parle lui-même d’un « tsunami supersonique » : les métiers physiques seraient bouleversés, redéployés ou supprimés, tandis qu’une grande partie des tâches numériques basculerait vers les machines. Cette transition risque de provoquer un traumatisme social massif :
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disparition de millions d’emplois traditionnels,
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crise d’identité pour ceux dont la vie est structurée par la carrière,
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montée possible des inégalités si la transition n’est pas encadrée politiquement.
Conscient du risque d’un monde où les humains seraient laissés pour compte dans une économie dominée par les robots, Musk avance l’idée d’un « revenu universel élevé », financé par la production automatisée. Non pas un simple minimum vital, mais un niveau de vie permettant à chacun de se loger, se nourrir, se soigner et accéder aux services essentiels, indépendamment d’un emploi.
Quand l’IA ne remplace pas, mais renforce
À côté de cette vision radicale, d’autres voix appellent à plus de nuance. Jensen Huang, PDG de Nvidia, rappelle que l’IA ne fait pas que remplacer, elle transforme aussi la manière de travailler. Il cite le cas de la radiologie : longtemps annoncée comme une profession menacée par l’IA, elle recrute aujourd’hui davantage.
Les outils d’analyse d’images, dopés à l’IA, permettent aux radiologues de :
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traiter plus d’examens,
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croiser davantage de données,
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consacrer plus de temps à l’explication et à la relation avec le patient.
Dans cette perspective, l’IA n’abolit pas nécessairement les métiers : elle change leur contenu, automatise les tâches répétitives et renforce la valeur ajoutée humaine (empathie, jugement, créativité, décision éthique). L’avenir pourrait ainsi osciller entre remplacement brutal et recomposition progressive des professions.
Une humanité libérée… ou désorientée ?
Derrière la promesse d’un futur sans labeur plane une question vertigineuse : que devient l’homme privé de la nécessité de travailler ?
Depuis toujours, le travail structure :
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le temps (rythme quotidien, semaine, carrière),
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l’identité (métier comme marqueur social),
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le lien social (collègues, hiérarchies, réseaux),
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la dignité souvent, tant il est associé à l’utilité et à la contribution à la société.
Elon Musk rêve d’une humanité libérée des tâches pénibles, rendue à elle-même, à ses passions, à sa créativité. Mais ce rêve a un revers : un monde où une partie de la population, déconnectée de toute utilité visible, pourrait sombrer dans l’ennui, le sentiment d’inutilité, voire la colère sociale.
Une révolution technique, un test existentiel
Ce que propose Elon Musk n’est pas seulement un projet technologique, c’est un test existentiel pour l’humanité. Les robots humanoïdes, l’IA généralisée et l’automatisation totale de la production peuvent, effectivement, ouvrir la voie à une société d’abondance, à condition qu’elle soit politiquement organisée et socialement accompagnée.
Sans cadre démocratique, sans redistribution équitable et sans réflexion profonde sur l’éducation, le sens de la vie et la place de chacun, ce futur pourrait basculer dans son contraire :
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une élite qui maîtrise les technologies et en récolte les fruits,
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une majorité « assistée », matériellement à l’abri, mais symboliquement marginalisée.
L’enjeu n’est donc pas seulement de savoir si le travail ou l’argent disparaîtront, mais ce que nous mettrons à leur place :
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une nouvelle culture de l’engagement et du bénévolat ?
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un renouveau artistique et scientifique ?
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une redéfinition de la citoyenneté à l’ère des robots ?
En réalité, le futur dessiné par Musk n’est ni une utopie garantie, ni un cauchemar inévitable. C’est un scénario possible, qui dépendra moins des capacités des machines que de la maturité des sociétés humaines. Les robots pourront peut-être tout produire. Reste à savoir si les humains sauront encore produire du sens.










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