Alors que l’ONU déclarait que 14 000 bébés risquent de mourir dans les 48 heures de malnutrition dans la bande de Gaza, des médias ont préféré repousser l’échéance jusqu’à avril 2026.
Dans l’enfer de Gaza, le voyage au bout de l’horreur franchit chaque jour des étapes inimaginables. Et alors que des bébés meurent de faim lorsqu’ils ne sont pas tués avec leurs familles par des missiles et des bombes de l’armée israélienne, certains entretiennent des embrouilles avec les chiffres de la mort !
Le 20 mai, un responsable humanitaire de l’ONU, Tom Fletcher, déclarait au média britannique BBC : « Quatorze mille bébés vont mourir à Gaza dans les prochaines 48 heures » si aucune aide humanitaire n’était livrée par Israël.
Bien que l’enclave soit « toujours confrontée à un risque critique de famine » selon l’ONU, ce chiffre, issu d’un rapport de l’IPC, organisme chargé d’examiner les cas de famine, correspond au nombre d’enfants en bas âge en état de malnutrition aiguë sévère qui pourraient mourir d’ici à avril 2026 — mais pas dans les 48 heures.
Le chiffre a fait le tour des médias : « L’ONU indique que 14 000 bébés pourraient mourir à Gaza dans les prochaines 48 heures sous blocus de l’aide par Israël », a publié le média britannique The Guardian dans sa newsletter du matin du 20 mai.
Ce chiffre, donné le même jour par le Secrétaire général adjoint du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA), Tom Fletcher, a également été repris par plusieurs médias anglo-saxons comme NBC.
En France, plusieurs médias, comme TV5 Monde ou Le Nouvel Obs, ont aussi publié ce chiffre, tout comme l’édition anglaise de France 24, qui a repris une dépêche publiée en anglais de l’Agence France-Presse.
Tous ces articles faisaient alors part de la pression internationale grandissante contre Israël pour laisser de nouveau passer l’aide humanitaire. Le 19 mai, Israël venait de rouvrir au compte-goutte la livraison de l’aide humanitaire à Gaza, après l’avoir bloquée à la frontière depuis le 18 mars.
« L’une des pires crises alimentaires dans le monde »
Un blocus dénoncé par de nombreuses organisations : le 12 mai, l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) avait déclaré auprès du Monde, par la voix de sa directrice générale adjointe Beth Bechdol, que Gaza vivait actuellement « l’une des pires crises alimentaires dans le monde ».
Au Royaume-Uni, la députée Olivia Blake a utilisé le chiffre de 14 000 bébés pour demander plus d’action au secrétaire d’État aux Affaires étrangères, David Lammy, afin de « mettre fin à cette dévastation ». En France, plusieurs députés de La France insoumise ont partagé ce chiffre.
Le député LFI David Guiraud a également relayé ce chiffre en partageant l’interview du Secrétaire général adjoint de l’OCHA à l’origine de cette déclaration, diffusée par la BBC 4 le 20 mai.
« Laissez-moi décrire ce qu’il y a dans ces camions : de la nourriture pour bébé, des apports nutritionnels pour les bébés », explique Tom Fletcher, avant d’annoncer : « 14 000 bébés vont mourir dans les prochaines 48 heures si cette aide ne leur parvient pas. »
La journaliste de la BBC en charge de l’interview, Anna Foster, réagit en déclarant : « 14 000 bébés en 48 heures, c’est un chiffre énorme. » « C’est glaçant. C’est absolument glaçant », lui répond-il, et annonce vouloir « persévérer » à livrer l’aide.
Selon l’IPC, 14 000 enfants en état de malnutrition aiguë sévère risquent de mourir d’ici avril 2026
D’où vient ce chiffre de 14 000 bébés ? C’est ce qu’a demandé la BBC à Tom Fletcher, comme elle l’explique dans un article publié le jour-même.
Ce à quoi le responsable de l’ONU a déclaré s’être appuyé sur ses équipes « sur le terrain », sans donner plus de détails. Interrogé par la BBC, le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (UNOCHA) a, de son côté, indiqué que ce chiffre était en réalité issu d’un rapport de l’Integrated Food Security Phase Classification (IPC).
Qu’est-ce que l’IPC ? Cet outil mis en place par l’ONU analyse et classe les situations d’insécurité alimentaire partout dans le monde. Dans son dernier rapport publié le 12 mai sur la bande de Gaza, l’IPC indique que le territoire est « toujours confronté à un risque critique de famine », précisant que « l’ensemble de la population est confrontée à des niveaux élevés d’insécurité alimentaire aiguë, tandis qu’un demi-million de personnes (une sur cinq) est menacé de famine ».
Quant au chiffre concernant les enfants malnutris, l’IPC indique que 14 100 enfants de six mois à cinq ans sont actuellement en situation de « malnutrition aiguë sévère ».
Contacté par France 24 le 21 mai, l’IPC a précisé : « S’ils n’ont pas accès à suffisamment de nourriture, ces enfants risquent de mourir s’ils ne sont pas traités sur une période d’un an. »
Comme l’indiquent des organisations humanitaires comme Médecins sans Frontières ou l’Unicef, la malnutrition aiguë sévère résulte d’une insuffisance d’apports en énergie, graisse, protéines et/ou autres nutriments pour couvrir les besoins de l’individu. Elle se caractérise notamment par un « aspect squelettique résultant d’une perte importante de masse musculaire et de graisse sous-cutanée » ou encore une « peau luisante qui peut craqueler, suinter, s’infecter ».
Tom Fletcher a donc indiqué à tort que « 14 000 bébés » pourraient mourir dans les prochaines 48 heures, alors que ce chiffre concerne des enfants âgés de 6 mois à 5 ans, et représente une projection sur un an. Dans les jours qui ont suivi, plusieurs comptes pro-israéliens ont accusé Tom Fletcher de « mensonge ».
Interrogée par la BBC, l’OCHA a, de son côté, reprécisé ce chiffre le 20 mai, en expliquant qu’« il est impératif d’acheminer des fournitures pour sauver les quelque 14 000 bébés souffrant de malnutrition aiguë sévère à Gaza, comme l’a signalé l’IPC. Nous devons acheminer les fournitures dès que possible, idéalement dans les 48 heures à venir. »
À Gaza, une situation humanitaire toujours très critique
À Gaza, malgré la situation humanitaire critique, l’aide est toujours en grande partie bloquée par l’armée israélienne. Le 19 mai, Benjamin Netanyahu avait annoncé le retour partiel de l’aide humanitaire dans l’enclave.
Mais depuis cette annonce, l’ONU a indiqué dans la nuit du 21 au 22 mai n’avoir réceptionné que l’équivalent de 90 camions d’aide humanitaire pour Gaza au total. Avant le 7 octobre 2023, et durant le cessez-le-feu entre le 19 janvier et le 2 mars, environ 500 camions entraient chaque jour dans Gaza.
Le 12 mai, l’IPC rappelait, alors qu’Israël bloquait encore en totalité l’aide humanitaire : « Plus de 60 jours se sont écoulés depuis que toute l’aide humanitaire et les approvisionnements commerciaux ont été bloqués sur le territoire. Les produits indispensables à la survie de la population sont soit épuisés, soit en passe de l’être dans les semaines à venir. »
« C’est obscène » : après 11 semaines de blocus, l’aide humanitaire au compte-gouttes dans la bande de Gaza
« Ils n’ont plus rien. Ils survivent à même les décombres, avant un nouveau déplacement forcé sous les bombardements ! »
Il y a certainement une embrouille dans cette guerre des chiffres. Mais malheureusement, à l’heure qu’il est, avec le blocus militaire et humanitaire, les aides qui arrivent au compte-gouttes dans cette zone de la mort — ce camp de concentration où les bombardements ne s’arrêtent jamais — il est certain qu’à l’heure qu’il est, la grande majorité de ces bébés ont perdu la vie, faute de lait, de soins et de structures hospitalières encore fonctionnelles.
Par Hafid Fassi Fihri avec France24