Malgré les avancées scientifiques, l’accès massif à l’éducation et la sensibilisation religieuse, la sorcellerie conserve une place insidieuse dans la société marocaine. En 2025, elle ne relève pas du folklore ou des croyances dépassées. Elle demeure une réalité quotidienne pour des milliers de Marocains, toutes classes sociales confondues, provoquant peurs, divisions, souffrances psychologiques et parfois des drames irréversibles.
Une présence toujours bien ancrée
Les faits divers rapportés régulièrement dans la presse et sur les réseaux sociaux témoignent d’une pratique toujours très répandue, qu’elle prenne la forme de talismans, de sorts jetés, de sacrifices ou de potions. En l’absence d’un cadre juridique clair, seule l’intention criminelle (comme l’empoisonnement) permet des poursuites judiciaires.
Une justice impuissante face à l’invisible
L’absence de reconnaissance juridique explicite de la sorcellerie comme délit permet à cette pratique de prospérer dans une zone grise, échappant le plus souvent aux poursuites. Les tribunaux ne peuvent intervenir que lorsqu’il existe des preuves concrètes, telles que des blessures physiques, un empoisonnement avéré ou des menaces claires. Tout ce qui touche à la manipulation psychologique, à la peur induite ou à la déstabilisation mentale reste hors du champ judiciaire. Cette faille législative profite aux charlatans, qui opèrent en toute impunité, souvent sous couvert de pratiques religieuses. Les victimes, elles, se retrouvent sans recours, souvent isolées et fragilisées.
Des drames familiaux à répétition
Le recours à la sorcellerie, encore très répandu dans certaines franges de la société, trouve souvent son origine dans des situations de tensions émotionnelles ou sociales. Les problèmes sentimentaux, notamment les amours non partagés ou les séparations, poussent certaines personnes à chercher des solutions irrationnelles. Les jalousies conjugales, la peur de l’infidélité ou de la perte d’un partenaire alimentent également cette pratique. Sur le plan professionnel ou familial, la rivalité, la haine ou le désir de nuire à autrui nourrissent un climat propice à l’utilisation de sortilèges. Ces actes engendrent des ruptures, des conflits persistants et de profonds traumatismes psychologiques, parfois irréversibles.
Un refuge pour les échecs personnels
De nombreuses personnes, confrontées à des échecs professionnels, des ruptures amoureuses ou des difficultés financières, attribuent systématiquement leurs malheurs à la sorcellerie, préférant croire à une force occulte plutôt que d’assumer leur part de responsabilité. Cette tendance à chercher un bouc émissaire invisible révèle un profond manque de confiance en soi, un refus d’introspection et une certaine immaturité émotionnelle. Cette fragilité psychologique est habilement exploitée par des « fkihs » ou des « chouwafat », qui se présentent comme détenteurs de solutions mystiques. En réalité, ils alimentent les angoisses de leurs clients tout en profitant de leur détresse, souvent contre des sommes exorbitantes.
Une croyance transversale, même chez les élites
La croyance en la sorcellerie ne se limite pas aux zones rurales ou aux populations peu scolarisées. Elle s’étend également aux milieux éduqués et urbains, touchant des profils inattendus tels que des fonctionnaires, des chefs d’entreprise, des cadres ou même des artistes. Discrète mais bien réelle, cette réalité est souvent dissimulée par ceux qui y ont recours, par peur du jugement ou pour préserver leur image. Pourtant, elle traduit une angoisse profonde face à l’incertitude, un besoin de contrôle et une volonté d’influencer le destin. La modernité n’a donc pas totalement effacé ces croyances enracinées dans l’inconscient collectif.
La haute saison de la sorcellerie : un business occulte en périodes clés
Comme toute pratique ancrée, la sorcellerie a ses périodes de pic, où l’activité des praticiens explose :
- Chaâbane : préparation spirituelle, protection ou attaques contre des ennemis.
- Achoura (bientôt célébrée) : sacrifices, talismans, rituels occultes.
- Aïd al-Adha : usage de sang de bêtes dans les pratiques.
- Fin d’année (grégorienne ou hégirienne) : quêtes de chance, amour, argent.
- Périodes d’examens ou de projets familiaux : augmentation des consultations.
La persistance de la sorcellerie au Maroc révèle bien plus qu’un simple attachement à des croyances ancestrales : elle traduit les failles d’une société en manque de repères face aux difficultés existentielles, sociales et économiques. Tant qu’aucun cadre légal spécifique ne viendra encadrer, voire sanctionner certaines dérives liées à ces pratiques, et tant qu’aucune politique nationale de sensibilisation, d’éducation et de santé mentale ne sera mise en place, cette réalité continuera de prospérer dans l’ombre. Elle divisera des familles, ruinera des vies et nourrira des sentiments de peur, de suspicion et de repli. La sorcellerie devient ainsi une réponse irrationnelle à des situations complexes, préférée par certains au dialogue, à la thérapie ou à la justice. Il est temps que ce sujet cesse d’être un tabou. L’État, la société civile et les médias ont un rôle crucial à jouer pour faire évoluer les mentalités et replacer la rationalité au cœur des comportements.