Il s’appelait Ayoub. Vingt-quatre ans, diplômé en droit, discret, poli. Sa famille m’avait appelé après plusieurs mois d’errance. Lui ne se reconnaissait plus. Par moments, il entendait des voix. À d’autres, il s’enfermait dans un mutisme profond. Aucun traitement ne semblait agir. Et puis un jour, sa mère a baissé les yeux et murmuré :
« Docteur… on a essayé le fqih. Il a dit que c’était une histoire de mektoub. Ou peut-être l3ain. »
Elle ne disait pas ça par superstition. Elle disait ça avec inquiétude. Avec foi. Et avec cette pudeur que tant de familles marocaines expriment lorsqu’elles parlent de santé mentale.
Dans le cabinet, ce jour-là, il y avait trois langues. La mienne, faite de diagnostics et d’objets flottants. La leur, faite de silences, de soupirs et de formules anciennes. Et celle d’Ayoub, entre les deux, que personne ne traduisait vraiment.
La souffrance ne se dit pas toujours en DSM-5
Alors que le Maroc s’apprête à déployer un nouveau plan national en santé mentale, une opportunité historique se présente : celle d’oser une vision plus complète, plus enracinée, plus tolérante. Une vision qui reconnaît que, dans notre pays comme dans tant d’autres sociétés du Sud, la détresse psychique ne se dit pas toujours en termes cliniques. Elle ne se résume pas à des symptômes. Elle se manifeste dans le corps, dans les rêves, dans les ruptures de lien. Elle s’exprime à travers des mots comme l7assad, jnoun, s7our, ou encore à travers le retrait, le pèlerinage, la prière, ou le recours à des figures spirituelles.
Ces pratiques ne sont pas des reliques d’un autre temps. Elles sont des ressources culturelles puissantes, structurantes, qui méritent d’être écoutées, comprises, et intégrées avec discernement dans une stratégie de santé mentale digne de ce nom.
Entre foi et soin, le silence des politiques publiques
Aujourd’hui encore, les politiques publiques ignorent largement la dimension spirituelle du mal-être. La définition de la santé mentale retenue par l’OMS, centrée sur la capacité à fonctionner, à se réaliser, à contribuer, reste utile mais incomplète. Elle laisse de côté la quête de sens, le rapport au sacré, la verticalité, si essentiels à l’équilibre pour nombre de Marocains.
Ce décalage crée un vide. Et dans ce vide, s’engouffrent des pratiques parallèles, parfois utiles, parfois dangereuses. Le site de Mrirt, récemment documenté par TelQuel, en est un exemple frappant. Décrit comme un “nouveau Bouya Omar”, ce lieu attire des familles entières, désespérées, livrées à des rituels obscurs, faute d’alternative crédible, accessible et culturellement sensible.
Ce n’est pas la foi qui pose problème. C’est l’absence de dialogue entre les mondes du soin et du sens.C’est le fait que les patients doivent choisir entre religion et médecine, alors que les deux devraient pouvoir se parler.
Pour un modèle marocain : hybride, intelligent, enraciné
Le Maroc pourrait devenir un modèle régional, voire mondial, en matière d’approche intégrative de la santé mentale. Un modèle qui conjugue l’exigence scientifique et la reconnaissance des ancrages symboliques et spirituels locaux. Un modèle qui ne se contente pas de traiter des troubles, mais qui restaure un équilibre entre corps, esprit, liens et transcendance.Ce n’est pas un retour en arrière. C’est une avancée. Une innovation clinique, anthropologique, sociale
5 leviers pour incarner ce changement
- Former autrement les professionnels de santé mentale : intégrer à la formation initiale et continue une initiation aux représentations spirituelles et culturelles du mal-être au Maroc. Apprendre à entendre, avec respect, des notions comme le mektoub, la baraka ou la possession non comme des obstacles, mais comme des portes d’entrée vers le soin.
- Créer des ponts éthiques et encadrés avec les acteurs religieux et traditionnels : imams, fqihs, guérisseurs, figures soufies. Dans de nombreuses régions, ce sont eux les premiers recours. Des expériences pilotes en Indonésie ou au Pakistan ont montré qu’il est possible de co-former des tandems soin/spiritualité, au bénéfice des patients.
- Aménager dans les structures psychiatriques publiques des espaces sobres et ouverts, dédiés à la méditation, au recueillement, à la prière – sans prosélytisme. Offrir un lieu pour souffler, se recentrer, reconnecter.
- Changer de ton dans les campagnes de prévention, en s’appuyant sur des valeurs spirituelles partagées : rahma, sabr, tawakkul. Un imam bien informé peut faire plus pour la déstigmatisation que mille affiches.
- Inscrire cette vision dans le préambule du Plan national santé mentale, de manière claire et assumée : en affirmant que la santé psychique marocaine est une affaire de médecine, certes, mais aussi de culture, de spiritualité, de liens. Et en créant une instance nationale pluraliste de suivi (soignants, anthropologues, religieux, patients experts).
Ce qui ne se nomme pas reste invisible
Ce changement ne sera possible que si la spiritualité cesse d’être un tabou dans le soin. Pas pour sacraliser la psychiatrie. Mais pour l’ouvrir à ce qui anime réellement les gens. Car ce qui ne se nomme pas ne se mesure pas. Et ce qui ne se mesure pas reste invisible.
Et dans un pays où l’on meurt parfois d’avoir trop souffert en silence, rendre visible l’invisible, c’est déjà commencer à soigner.
Par Dr Wadih Rhondali, psychiatre
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