Après cinq articles consacrés à l’intelligence artificielle, ou plutôt, un voyage vers ce qui nous dépasse, je voudrais maintenant faire un retour. Un retour vers ce qui, en nous, reste vivant, vulnérable, irréductiblement humain.
Je voudrais parler d’autre chose. D’un élan intérieur que l’on ne peut pas programmer. D’un mouvement qui ne cherche ni l’utilité, ni la rentabilité. Je voudrais parler de la passion.
Un sentiment, probablement, que l’intelligence artificielle ne reconnaîtra jamais. Parce qu’il n’obéit à aucune logique binaire. Parce qu’il surgit là où il n’était pas prévu. Parce qu’il traverse le corps, l’histoire, la mémoire et l’âme.Pas la passion affichée dans les slogans. Pas la passion calculée par un algorithme de motivation. Mais la passion vécue, celle qui tâtonne, qui attend, qui persiste, qui réchauffe, parfois bouleverse. Celle qui donne à notre existence une densité inexplicable.
Dans un monde où les machines peuvent déjà écrire, dessiner, composer…Que reste-t-il d’inimitable ? Peut-être ce feu-là. Ou plutôt, cette graine.
Ce texte est une invitation à écouter ce qui pousse encore en nous, loin des écrans, et à se souvenir que, parfois, il suffit d’un simple pli de papier pour que quelque chose en nous se remette à vivre.
Et pour raconter comment une passion peut naître sans bruit, puis grandir à son rythme, je voudrais partager une histoire toute simple. La mienne.
Je me souviens très bien de ma première tentative. J’avais 17 ans. Une fin d’après-midi, seul dans ma chambre, un peu désœuvré, je suis tombé sur une vidéo d’origami. Un type, dans une lumière trop blanche, pliait un carré de papier en silence, ses mains allant si vite que j’avais l’impression d’assister à un tour de magie. J’ai appuyé sur pause, pris une feuille A4 coupée à peu près carrée, et j’ai essayé de suivre. Mais très vite, mes plis étaient de travers, le papier trop épais se déchirait, mes gestes se perdaient. Et au bout de cinq minutes, j’ai abandonné.
Ce jour-là, j’ai rangé la feuille chiffonnée sans y penser plus que ça. Mais avec le recul, je sais ce que je me suis dit intérieurement : « Ce n’est pas pour moi. » Ce que je ne savais pas encore, c’est que cette phrase-là allait revenir. Souvent. Et que derrière elle, il y avait peut-être une histoire plus profonde.
À 20 ans, j’ai réessayé. Une autre vidéo, une autre feuille, un peu plus de patience. J’ai tenu douze minutes. Puis vingt. Puis quarante. Et puis… j’ai arrêté. Toujours cette impression que mes gestes étaient vides. Que quelque chose ne s’allumait pas. Ce que je cherchais, sans le nommer, c’était une étincelle. Le fameux “déclic”. Ce moment de bascule qu’on imagine toujours fulgurant : ça y est, j’ai trouvé ma passion.
Mais il n’est jamais venu. Ou du moins, pas comme je l’imaginais.
Ce n’est que bien plus tard, plusieurs années après, alors que je me trouvais aux États-Unis, que le mot “origami” a ressurgi presque par hasard. J’ai vu une affiche pour des cours hebdomadaires dans une bibliothèque municipale. Je ne sais pas exactement pourquoi j’y suis allé. Peut-être pour tuer le temps, peut-être pour tromper une forme de solitude. J’ai assisté au premier cours avec une curiosité modeste. On était six ou sept dans la pièce. Une femme d’une soixantaine d’années montrait lentement comment plier une fleur. Cette fois, pas de vidéo accélérée. Juste des gestes, un rythme, une voix. Une attention posée.
Je suis revenu la semaine suivante. Puis encore la suivante. Et, quelque part entre la troisième et la quatrième séance, un bruit presque imperceptible s’est fait entendre en moi. Un genre de petit clic, comme un loquet intérieur. Rien d’extraordinaire. Juste un plaisir inattendu à voir une feuille devenir autre chose. Une sensation apaisante, presque méditative, à suivre une séquence de plis. J’ai commencé à plier le soir, chez moi. D’abord maladroitement. Puis avec plus de soin. J’ai commandé un vrai papier. Un premier livre. Puis un deuxième.
Et un jour, à mon retour en France, je suis tombé sur l’annonce d’une conférence internationale d’origami. Je m’y suis inscrit un peu timidement, ne sachant pas trop ce que j’allais y trouver. Et j’y ai trouvé… le feu.
Des adultes passionnés. Des enfants de huit ans qui pliaient des modèles complexes que je n’aurais même pas osé aborder. Des artistes, des ingénieurs, des poètes du pli. J’ai vu des yeux briller autour d’un simple carré de papier, et j’ai compris que j’étais au bon endroit.
Ce n’était plus un clic. C’était une explosion.Ce que j’ai vécu avec l’origami m’a appris une chose essentielle que j’aimerais murmurer à tous ceux qui, aujourd’hui, vivent avec une forme d’angoisse sourde : « Je n’ai pas de passion. »Car derrière cette phrase, il n’y a pas le vide. Il y a, souvent, une forme de blessure invisible.
Un terrain intérieur pas encore prêt. Ou jamais autorisé. Des curiosités brimées trop tôt. Des voix qui, depuis l’enfance, ont répété : “ça ne sert à rien”, “ce n’est pas un vrai métier”, “sois sérieux”, “ça ne t’emmènera nulle part.”Et alors, la passion ne disparaît pas. Elle s’endort. Comme une graine plantée trop tôt, ou pas assez arrosée. Une graine qui attend. Qui survit, parfois en silence, pendant des années. Mais qui est toujours là.
On nous a vendu l’idée que la passion est un feu sacré. Une vocation. Une évidence. Quelque chose qui nous traverse soudainement comme la foudre. Mais pour la plupart d’entre nous, ce n’est pas vrai.La passion n’est pas une flamme. C’est une graine.Et comme toute graine, elle a besoin d’un sol favorable, d’eau, de lumière, et surtout, de temps.
On oublie trop souvent que certains arbres mettent vingt ans avant de porter leur premier fruit. Que certaines graines restent dormantes pendant des années dans le sol avant de germer.Et pourtant, lorsque les conditions sont réunies, elles poussent. Elles s’élèvent. Et elles donnent, parfois, les fleurs les plus belles.
Mais il y a une autre idée, plus insidieuse, que je veux interroger ici : Et si la passion ne se reconnaissait pas parce qu’on la cherche toujours du côté du spectaculaire ?
Aujourd’hui, on valorise les passions “grandes”. Créer une start-up. Voyager dans le monde entier. Devenir artiste, champion, influenceur, sauveur. Mais a-t-on le droit d’être passionné simplement par… marcher ? Observer les oiseaux ? Prendre soin d’un jardin ? Lire un poème à voix haute ? Regarder pousser une plante, et s’en émerveiller ?
Je crois que oui. Et je crois même que ce sont là, les passions les plus profondes. Celles qui ne cherchent pas l’éclat, mais la présence. Celles qui ne s’exhibent pas, mais qui habitent l’instant.Je connais des gens passionnés par la couture, par la cuisine simple, par la contemplation du ciel. Et je les vois, chaque jour, revenir à leur geste, à leur rythme, avec une constance qui n’a rien à envier aux grands projets. Eux aussi, plient le monde à leur manière.
Alors, si aujourd’hui, tu fais partie de ceux qui doutent, qui cherchent sans trouver, qui se sentent à côté de leur vie parce qu’ils n’ont pas encore trouvé “leur passion”…
Permets-moi de te dire ceci :Tu n’as rien raté. Tu n’es pas en retard. Tu n’es pas vide.Tu es peut-être juste… en attente de la bonne terre. Ou du bon regard. Ou du bon silence.Et surtout : tu as le droit de cultiver une passion simple. Tu as le droit de préférer plier une feuille plutôt que conquérir un sommet. Tu as le droit de ne pas faire de ta passion une performance.Car au fond, la passion, la vraie, ce n’est pas ce qui se voit. C’est ce qui nous relie. Ce qui nous recentre. Ce qui fait du bien même quand personne ne regarde.
Moi, je continue de plier. Une cigogne, une fleur, un renard. Des centaines, des milliers, sans doute. Et à chaque pli, quelque chose se réajuste en moi. Je ne sais pas si c’est de l’art, du jeu, de la poésie ou de la thérapie. Mais je sais que c’est une forme d’amour.
Et cet amour, il était déjà là. Il attendait juste que j’ouvre la porte.
Dr Wadih Rhondali, Psychiatre