C’est une scène banale et pourtant dérangeante.
Un feu rouge. Le moteur ronronne doucement. La lumière est crue. Et soudain, une main surgit. Une paume ouverte, un regard. Un enfant qui vend des mouchoirs, un adoqui effleure le pare-brise du revers de la main, un homme âgé qui marmonne des bénédictions dans un murmure éraillé.
Et toi, tu es là.Tu regardes… ou tu évites de regarder.Tu fouilles dans ta poche, ou tu restes immobile.Tu souris, tu dis “lhafou”, ou tu verrouilles les vitres.
Ce moment n’est pas qu’une scène urbaine banale. C’est un instant suspendu, saturé d’émotions : compassion, malaise, culpabilité, doute. Car ce n’est pas qu’une main tendue. C’est une interpellation silencieuse. Une convocation intérieure. Un rappel à ce que nous devons être, ou du moins à ce que nous essayons d’être.
Donner fait partie de notre éducation.Il y a quelques années encore, on donnait sans trop se poser de questions. Quelques dirhams, un sandwich, un vieux manteau. Donner, c’était simple. Donner, c’était l’ajar. Donner, c’était se rappeler qu’on a reçu plus que d’autres, et qu’il faut partager.
Mais quelque chose a changé.La mendicité s’est transformée. Elle s’est multipliée, déplacée, parfois mise en scène et même professionnalisée. Certaines figures sont devenues familières, presque stratégiquement postées aux mêmes carrefours. Des enfants trop jeunes pour être seuls. Des vieillards trop fatigués pour marcher. Et au fil du temps, une forme de gêne s’est installée. Puis de méfiance.
Donner, oui. Mais à qui ? Pourquoi ?Est-ce un vrai besoin ? Ou une mise en scène savamment orchestrée ?Est-ce que je fais du bien… ou est-ce que j’alimente un système opaque qui exploite les plus vulnérables ?
À l’approche du Mondial 2030, cette question prend une autre dimension.
Ce n’est plus seulement un dilemme intime. C’est une réalité qui interroge l’image du pays. Comment accueillir des millions de visiteurs quand nos rues sont le théâtre d’une détresse visible, parfois instrumentalisée ? Faut-il cacher cette misère pour sauver les apparences, ou au contraire la prendre à bras-le-corps pour lui offrir des réponses dignes ?
Dans notre tradition, la ṣadaqa n’est pas une pièce donnée à la hâte.Ṣadaqa vient de ṣidq, la sincérité. Elle suppose que ce que tu donnes, argent, geste, parole, présence, soit libre, désintéressé, enraciné dans une vérité intérieure. C’est un geste avant tout pour purifier son âme de l’avarice, de l’oubli, de l’indifférence.
Et parmi les formes les plus précieuses, il y a la ṣadaqajāriya, celle qui continue d’agir, même après nous. Une action qui porte du fruit dans le temps.Ces formes de générosité dépassent l’urgence. Elles restaurent la dignité au lieu de l’écraser. Elles évitent que le don devienne un réflexe mécanique, dénué de sens.
Mais pour donner de cette manière, il faut d’abord savoir à qui donner. Et parfois… les plus nécessiteux ne sont pas ceux qu’on voit dans la rue.Avant de se projeter dans le monde, la tradition rappelle une chose essentielle : le premier cercle de responsabilité, c’est ta propre famille. Tes proches. Ceux qui, parfois, ont tout juste assez pour garder la tête haute, mais qui vacillent en silence.
Parce que parfois, la pauvreté ne crie pas. Elle ne tend pas la main. Elle se tapit dans la dignité, le silence, l’apparence d’un quotidien “normal”.
Dans l’espace public, cette proximité n’est pas toujours possible. Et c’est là que le dilemme ressurgit.Le Coran le dit clairement :“Quant au mendiant, ne le brusque pas.” (Sourate Ad-Duḥā, v.10)Ce verset, court mais radical, rappelle une chose : quelle que soit ta décision, tu n’as pas à humilier. Ne juge pas. Ne claque pas la vitre. Même si tu ne donnes rien, garde ta dignité… et la sienne.
Alors oui, certaines scènes sont dérangeantes. Des enfants instrumentalisés. Des corps mutilés mis en avant pour susciter l’aumône. Des files de mendiants aux péages autoroutiers, dans des zones pourtant réglementées. Mais l’humiliation n’est jamais une solution. Et la brutalité ne soigne pas l’injustice.
Que faire alors ? Faut-il continuer à donner au risque d’alimenter un système ? Ou cesser de donner au risque de s’endurcir ?Peut-être faut-il simplement… revenir au cœur.Revenir à l’intention. À l’impact. À la relation.Donner peut-être plus lent. Plus proche. Plus réfléchi.Il peut prendre la forme d’un repas partagé. D’un don ciblé à une fondation fiable. D’un engagement ponctuel dans une cause qui te parle. D’un geste discret mais durable, comme un waqf modeste.
Des structures existent. La Fondation Mohammed VI, la Fondation Lalla Meryem, des plateformes de confiance comme Kiwi Collecte ou d’autres ONG locales, sérieuses, vérifiées. Les possibilités sont nombreuses. Mais rien ne remplace la vigilance. Ni la sincérité.
Et surtout, ne tombons pas dans le piège de la suranalyse.Donner n’est pas un test de moralité. Ce n’est pas ton rôle de deviner toute l’histoire derrière un regard. Ce n’est pas ton devoir d’évaluer la véracité d’une détresse.
Ton devoir, c’est ton intention.Si tu donnes avec le cœur, le reste ne t’appartient plus.Ce monde ne manque pas de misère.Il manque parfois de confiance.
Par Dr Wadih Rhondali , Psychiatre
❤️🙏 Que Dieu vous Bénisse
Très beau rappel 🙏