Figure emblématique de la gastronomie marocaine, Karim Rahal Essoulami incarne l’évolution d’un secteur devenu incontournable : celui de la restauration. Héritier d’un savoir-faire familial pionnier, entrepreneur visionnaire et acteur engagé dans la modernisation du métier, il a su conjuguer tradition, excellence et innovation à toutes les étapes de son parcours. De la création du premier sandwich marocain à l’introduction de standards internationaux dans la restauration collective, son nom est aujourd’hui associé à l’une des plus grandes success stories culinaires du Royaume. À travers cette interview exclusive, il nous livre un regard éclairé sur un métier qui nourrit autant les corps que les esprits.
Et pour commencer, une question symbolique qui puise aux racines du mot “restaurant”…
Actu-Maroc : Monsieur Rahal Essoulami, avant de parler de votre parcours exceptionnel, permettez-moi de commencer par une question symbolique : savez-vous que derrière le mot « restaurant » se cache une véritable philosophie ?
Pour vous qui avez contribué à élever la restauration marocaine à un niveau d’excellence, que vous inspire l’origine même de ce mot ?
Karim Rahal Essoulami : Absolument, et c’est une histoire aussi savoureuse qu’inspirante. Le mot « restaurant » puise ses racines dans le latin restaurare, qui signifie littéralement « réparer » ou « remettre en état ». En français, ce terme a donné naissance au verbe restaurer, dans le sens de redonner des forces, de réconforter — et cela, avant tout, par la nourriture. Ainsi, dès l’origine, le concept de restaurant ne renvoie pas uniquement à un lieu, mais à une mission profondément humaine : celle de soigner les corps et les esprits à travers l’acte de nourrir. Une symbolique qui résonne encore fortement aujourd’hui, surtout pour ceux d’entre nous qui voient la cuisine comme un art du don, du soin et du partage.
Actu-Maroc : Si je comprends bien, à l’origine, le mot « restaurant » ne désignait pas un lieu comme nous l’entendons aujourd’hui, mais plutôt une idée, presque thérapeutique, centrée sur la santé et le réconfort ?
Karim Rahal Essoulami : Tout à fait. Au XVIIIe siècle, à Paris, le mot « restaurant » désignait en réalité un bouillon fortifiant, un plat liquide très nourrissant, destiné à revitaliser les malades ou les personnes affaiblies. Il s’agissait donc avant tout d’un remède culinaire, avant de devenir une adresse ou un établissement. Ce n’est qu’en 1765, qu’un certain Boulanger, ou selon d’autres sources Roze de Chantoiseau, eut l’idée audacieuse d’ouvrir un lieu où l’on pouvait consommer ces plats à toute heure, avec un service à la carte et individuel — une véritable révolution à l’époque.
Sur la façade de ce lieu pionnier figurait une inscription latine restée célèbre :
« Venite ad me omnes qui stomacho laboratis et ego vos restaurabo »,
ce qui signifie : « Venez à moi, vous dont l’estomac souffre, et je vous restaurerai. »
Ce n’est pas un simple jeu de mots, c’est une déclaration de mission. C’est ainsi qu’est né le restaurant moderne : un lieu pensé pour le soin, le réconfort, et l’accueil individuel, bien avant de devenir un espace social ou gastronomique tel qu’on le connaît aujourd’hui.
Actu-Maroc : Avant de devenir un secteur structuré et professionnel, la restauration au Maroc reposait sur d’autres traditions. Comment cette transition s’est-elle opérée dans notre pays, et quelles ont été les grandes étapes de son évolution ?
Karim Rahal Essoulami : Vous avez raison, la restauration au Maroc s’inscrit d’abord dans une culture ancestrale de l’hospitalité. Elle s’est exprimée pendant des siècles à travers les souks, les fondouks, les tentes traditionnelles et les grandes réceptions familiales. On y partageait le repas dans une logique de générosité et de convivialité, sans notion commerciale structurée.
Mais la restauration moderne, avec ses normes, ses services organisés et sa logique professionnelle, a véritablement émergé durant la période du Protectorat, sous l’impulsion des besoins militaires, hospitaliers ou scolaires. C’est à ce moment que sont apparues les premières cuisines collectives organisées, les cantines et les premières formes de restauration à vocation publique.
Un tournant majeur a eu lieu en 1956, année de l’indépendance du Maroc, lorsque mon père, Rahal, a lancé à Casablanca ce qui peut être considéré comme le tout premier sandwich marocain. À l’époque, c’était une révolution : un pain garni, au départ simplement de thon et d’olives, puis enrichi de viande, légumes, épices locales, proposé à emporter, à une époque où ce concept était totalement inédit. Ce geste simple mais visionnaire a marqué le passage d’une tradition culinaire ancrée dans le foyer ou les grandes fêtes, à une restauration plus urbaine, mobile et moderne. C’était le début d’un nouveau chapitre pour la gastronomie marocaine, entre respect des racines et adaptation à un mode de vie en pleine mutation.
Actu-Maroc : On comprend à vous écouter que votre père n’a pas simplement suivi les évolutions de son temps, mais qu’il a véritablement ouvert la voie à un nouveau modèle de restauration au Maroc. Peut-on dire qu’il a été un pionnier dans ce domaine ?
Karim Rahal Essoulami : Indéniablement. Mon père a été un visionnaire et un bâtisseur. Il n’a pas seulement innové avec le sandwich marocain ; il a su anticiper les besoins d’un pays en pleine transformation. Dès les années 60, il a lancé ce qui allait devenir le tout premier service traiteur professionnel au Maroc, à une époque où ce concept était encore totalement inédit.
Il a commencé avec des moyens modestes, mais avec une exigence de qualité et un sens du détail qui l’ont rapidement imposé comme une référence incontournable. Il a accompagné les grandes réceptions, les mariages prestigieux, les événements diplomatiques et officiels… avec une capacité d’adaptation et une rigueur professionnelle qui ont posé les fondations d’un métier encore inexistant à l’époque.
Ce qui force l’admiration, c’est qu’il a pressenti, bien avant d’autres, que le Maroc allait connaître une dynamique de développement qui nécessiterait des services structurés, fiables et élégants. Il a ainsi contribué à professionnaliser un secteur entier, en apportant une dimension nouvelle à l’art de recevoir, en conjuguant tradition, excellence et modernité.
Actu-Maroc : Vous avez hérité d’une vision forte et audacieuse. Comment avez-vous, à votre tour, prolongé et réinventé cette tradition familiale pour l’adapter à votre époque ?
Karim Rahal Essoulami : J’ai effectivement eu la chance de grandir dans un environnement où l’excellence culinaire et le sens du service étaient des valeurs fondamentales. Mais j’ai aussi eu l’opportunité, dans les années 70, de poursuivre mes études en France, à une période charnière où la gastronomie mondiale connaissait une véritable effervescence.
Cette immersion m’a permis de m’ouvrir à d’autres cultures culinaires, à d’autres façons de penser la cuisine, de gérer une brigade, d’organiser un événement. À mon retour au Maroc, mon objectif était clair : insuffler une nouvelle dynamique, tout en restant fidèle à notre identité gastronomique. J’ai commencé à introduire, avec prudence mais conviction, des produits encore méconnus à l’époque, comme la vermicelle de Chine, le saumon fumé, ou encore le foie gras.
Ces ingrédients, perçus alors comme avant-gardistes, ont progressivement trouvé leur place dans les menus des grandes réceptions, grâce à une intégration intelligente dans nos plats, sans jamais trahir l’âme de la cuisine marocaine. L’idée n’était pas de copier, mais d’enrichir notre patrimoine culinaire par l’ouverture et la créativité. C’est ainsi que nous avons pu proposer une gastronomie à la fois enracinée et résolument tournée vers l’avenir.
Actu-Maroc : Votre vision ne s’est pas limitée à la cuisine. Vous avez également transformé en profondeur les codes de l’événementiel et de la logistique. Quelles ont été, selon vous, les innovations les plus marquantes que vous avez introduites dans le secteur ?
Karim Rahal Essoulami : Effectivement, j’ai toujours considéré que l’art de recevoir ne se résume pas à ce qu’il y a dans l’assiette. Il englobe l’ensemble de l’expérience, de la mise en scène à la logistique, en passant par le confort des invités et la sécurité alimentaire.
Nous avons ainsi été les premiers au Maroc à importer de grands chapiteaux modernes pour les événements. Jusqu’alors, les réceptions se tenaient essentiellement sous des tentes marocaines traditionnelles, magnifiques mais limitées en termes de modularité et de confort. Ces structures contemporaines ont permis d’élever le niveau des prestations, en offrant plus d’espace, de sécurité, et une esthétique adaptable à tous types de cérémonies.
Mais l’un des véritables tournants majeurs a été l’introduction, par notre groupe, des camions frigorifiques dans le service traiteur. Avant cela, la chaîne du froid était quasiment inexistante, ce qui posait de sérieux problèmes de conservation, d’hygiène et de sécurité sanitaire. Grâce à ces véhicules réfrigérés, nous avons pu garantir la fraîcheur des produits, respecter les normes internationales, et professionnaliser toute la chaîne logistique. Cette avancée a été décisive pour hisser la restauration événementielle marocaine à un niveau d’excellence reconnu, tant au niveau national qu’international.
Actu-Maroc : Peut-on parler d’une véritable révolution dans le monde de la restauration au Maroc ?
Karim Rahal Essoulami : Je le pense, oui. Nous avons œuvré à moderniser l’ensemble des maillons de la chaîne de valeur : de la création culinaire à la logistique, en passant par l’expérience client, sans jamais perdre de vue notre mission première : offrir une restauration d’excellence, ancrée dans nos valeurs culturelles, mais ouverte sur le monde.
Cette dynamique se poursuit aujourd’hui à travers notre engagement au sein de Newrest Maroc, une société 100 % marocaine dans laquelle le Groupe Rahal est partenaire et associé stratégique. Avec Newrest, nous avons étendu notre expertise au secteur de la restauration collective, un domaine essentiel mais souvent négligé.
Nous intervenons désormais dans des établissements hospitaliers, des cliniques, des écoles, universités, usines ou sièges d’entreprises et de banques. L’objectif est clair : offrir à tous, quelle que soit la structure, une restauration saine, équilibrée, digne et respectueuse des standards internationaux, avec la même exigence de qualité que pour les plus grandes réceptions. C’est, à mon sens, une forme de continuité naturelle de notre mission initiale : nourrir avec humanité et responsabilité.
Actu-Maroc : Et dans ces secteurs, comment continuer à innover ?
Karim Rahal Essoulami : L’innovation est un moteur essentiel pour répondre aux défis actuels et futurs de la restauration. Elle passe d’abord par l’humain. C’est pourquoi nous avons créé l’Académie Newrest, un centre de formation dédié à la montée en compétence et à la valorisation de nos collaborateurs. Former, accompagner, professionnaliser : c’est ainsi que l’on construit un service durable et de qualité.
Mais l’innovation ne s’arrête pas là. Nous travaillons activement sur des solutions nouvelles en matière de nutrition, pour proposer des repas plus équilibrés, adaptés aux besoins spécifiques de chaque public — qu’il s’agisse de patients hospitalisés, d’étudiants, d’enfants scolarisés ou de salariés en entreprise.
Nous intégrons également une dimension forte de durabilité environnementale, en optimisant nos circuits d’approvisionnement, en réduisant le gaspillage alimentaire et en repensant l’usage des emballages. Enfin, la digitalisation joue un rôle central dans l’amélioration de l’efficacité du service et dans l’expérience des usagers, grâce à des outils technologiques innovants.
Notre ambition est claire : offrir, dans tous les contextes, une restauration respectueuse, digne, humaine et qualitative, qui place le bien-être de l’individu au cœur du dispositif, tout en répondant aux exigences de performance et de responsabilité sociale.
Actu-Maroc : Votre parcours, comme celui de votre famille, semble incarner à la fois la fidélité aux traditions et une volonté constante d’innovation. Peut-on dire que votre histoire est celle d’un équilibre entre enracinement et modernité ?
Karim Rahal Essoulami : Absolument. Depuis le début, notre démarche s’inscrit dans une double fidélité : à nos racines culturelles, d’une part, et à une vision résolument tournée vers l’avenir, d’autre part. Nous avons toujours cherché à valoriser notre patrimoine culinaire marocain, avec tout ce qu’il représente de générosité, de raffinement et d’authenticité. Mais en même temps, nous avons constamment exploré de nouvelles voies, que ce soit dans les produits, les technologies, les formats ou les services.
Ce qui nous anime, c’est cette conviction que la tradition n’est pas un frein à l’innovation, mais au contraire un socle solide sur lequel on peut bâtir un avenir plus ambitieux. C’est pourquoi nous misons sur des solutions durables, humaines et créatives, que ce soit dans la haute gastronomie ou dans la restauration collective.
Notre ambition, en somme, est de continuer à honorer le passé en le prolongeant intelligemment, et de contribuer à façonner une restauration marocaine à la fois fière de son identité et pleinement inscrite dans les exigences du XXIe siècle.
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