Au Maroc, cette Journée mondiale de la santé mentale tombe au milieu d’une tempête. À Agadir, la série de décès maternels à l’hôpital Hassan-II a mis à nu une réalité que chacun pressentait : notre système de soins publics craque. En quelques jours, une jeunesse connectée a transformé le deuil en demande de dignité : des hôpitaux qui soignent, des écoles qui élèvent. Cette colère n’est pas un désordre : c’est un signal vital.
Le thème mondial 2025 — l’accès aux services de santé mentale en cas de catastrophe ou d’urgence — résonne ici avec une urgence particulière. Dans toute crise, il faut protéger les corps, mais aussi les esprits. Car sans écoute, sans espace pour la parole, l’angoisse s’installe, la défiance s’élargit, le pays se fige. Derrière chaque cri de colère, il y a un besoin de soin ; derrière chaque pancarte, une demande d’apaisement. Et peut-être que réparer la santé mentale de nos jeunes, c’est déjà commencer à réparer la confiance d’un pays tout entier.
Un pays à deux vitesses, une souffrance partagée
Il suffit d’écouter quelques voix : celle de l’étudiante qui a vu sa mère attendre huit heures aux urgences ; du jeune médecin qui enchaîne trois gardes sans repos ; de la mère de famille qui ne sait plus si elle doit acheter les médicaments ou remplir le frigo. Leurs mots se ressemblent : fatigue, impuissance, honte.
La santé mentale, ici, ne s’effondre pas seulement dans les hôpitaux : elle s’effrite dans les foyers, les écoles, les files d’attente. Ceux qui ont les moyens partent se soigner à Casablanca, Paris ou Istanbul. Ceux qui restent font comme ils peuvent : un peu de foi, un peu d’humour, beaucoup de silence.Cette fracture n’est pas nouvelle, mais elle devient insoutenable : un pays à deux vitesses, où l’accès à la santé devient un privilège et le désespoir, une épidémie invisible.
Une jeunesse en apnée
La génération Z marocaine, celle qui défile aujourd’hui, ne réclame pas des privilèges : elle réclame le droit de respirer. Beaucoup ont grandi dans les secousses : crise économique, pandémie, chômage, climat anxiogène. Ils ont tout vu, tout compris, et n’ont plus confiance dans les promesses. Ils cherchent une respiration collective, un espace où dire : « J’en peux plus, mais j’ai encore envie d’y croire. »
Or, dans la plupart des villes, les services de psychiatrie sont saturés ou inexistants, les psychologues peu reconnus, les lignes d’écoute épisodiques. Alors, la santé mentale devient une affaire de débrouille : on parle à un ami, on prie, on poste un message sur TikTok. C’est peu, mais c’est encore une façon de survivre.
De la crise sociale à la crise psychique
La souffrance psychique collective du pays ne date pas d’hier : elle s’est construite à bas bruit, à force d’humiliations ordinaires, de frustrations accumulées et de promesses non tenues. Mais depuis Agadir, quelque chose a changé : la douleur a cessé d’être silencieuse.
Ce cri collectif, cette émotion qui traverse le pays, c’est peut-être la première fois qu’une génération assume sa vulnérabilité à ciel ouvert. Ce n’est plus seulement un cri de colère, mais un appel à la guérison : comment continuer à vivre dans un système qui nie la souffrance, qui fait taire les émotions?Dans les rues, dans les campus, dans les conversations nocturnes, un mot revient : dignité. Et la dignité, au fond, c’est aussi cela : pouvoir dire qu’on souffre sans être jugé. Pouvoir demander de l’aide sans être soupçonné de faiblesse.
Soigner la confiance
La santé mentale d’un pays ne se mesure pas seulement au nombre de lits psychiatriques : elle se lit dans le regard des citoyens, dans leur capacité à se faire confiance, à croire que leur voix compte.Quand les institutions ne répondent plus, c’est tout le lien social qui se fissure : on ne croit plus au médecin, au prof, au voisin, ni même à soi. C’est là que la crise devient psychique : une société entière se met à douter d’elle-même.
Guérir cela demandera bien plus que des réformes : il faudra du courage, du dialogue, de la tendresse politique.Il faudra surtout reconnaître que la santé mentale est le socle de la stabilité sociale et du développement. Un pays équilibré est d’abord un pays apaisé : celui qui investit dans le soin, l’écoute et la prévention construit la paix avant même les infrastructures.
Une vision à long terme
Ces derniers mois, Sa Majesté le Roi, que Dieu Le protège, a donné une impulsion décisive à la santé mentale : sur l’année écoulée, la priorité a été réaffirmée dans l’agenda social du Royaume en mobilisant les institutions concernées — notamment la Fondation Mohammed V pour la Solidarité — afin de moderniser l’offre publique, intégrer la réhabilitation psychosociale et arrimer la santé psychique à la stabilité et au développement comme l’illustre
le lancement le 1ᵉʳ octobre 2025 par à Sidi Hajjaj–Oued Hassar (province de Médiouna) de la construction d’un Complexe régional d’accueil et de réhabilitation psychosociale.
Cette ambition dépasse les frontières nationales : elle s’inscrit dans une dynamique de coopération Sud-Sud, où le Maroc partage avec plusieurs pays africains son expérience, ses formations et ses modèles d’organisation.Car la santé mentale n’est pas seulement une urgence médicale : c’est un levier de stabilité régionale, de cohésion et de développement durable.Un pays qui soigne ses blessures intérieures devient capable d’accompagner les autres dans les leurs.
Pour que la fièvre devienne lumière
La colère des jeunes, aussi rude soit-elle, n’est pas le signe d’une mort sociale, mais d’une vie qui cherche à se réinventer. Comme une fièvre, elle indique qu’un organisme lutte pour guérir.Et si cette fièvre pouvait devenir lumière ?Si cette génération, au lieu d’être punie, était enfin écoutée ?
La santé mentale, en temps de crise, ce n’est pas seulement soigner les blessures : c’est apprendre à écouter ce qu’elles révèlent.Ce pays ne brûle pas de haine ; il brûle de sens.
Il suffirait peut-être de rallumer la confiance pour que le Maroc retrouve ce qu’il a toujours eu de plus précieux : le courage d’espérer.
Par Dr Wadih Rhondali, psychiatre
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