Depuis quelques jours, plusieurs articles ont circulé sur l’état préoccupant de la santé mentale au Maroc. Manque de psychiatres, manque de structures, explosion des troubles anxieux et des conduites addictives chez les jeunes, difficultés d’accès au soin. Le constat est désormais bien connu.
Mais à force de répéter ce diagnostic, un risque nous guette : celui de croire que la crise actuelle pourrait se résoudre uniquement par des moyens supplémentaires. Qu’il suffirait de former davantage de psychiatres, de construire davantage d’hôpitaux, de multiplier les centres d’accueil pour contenir l’ampleur du problème. Bien sûr, ces ressources sont nécessaires. Elles le sont même de façon urgente. Mais elles ne suffiront pas.
La question de la santé psychique est autrement plus profonde. Elle touche à la manière dont, collectivement, nous pensons la souffrance psychique elle-même. Or, dans bien des familles comme dans les sphères institutionnelles, le regard porté sur cette souffrance reste encore largement piégé entre deux extrêmes : la médicalisation pure, ou le silence. On reconnaît les formes les plus spectaculaires, les troubles psychiatriques lourds, les décompensations sévères, les conduites à risque. Mais on a encore du mal à accueillir l’ensemble des fragilités invisibles qui précèdent ces ruptures : l’effondrement progressif, l’épuisement intérieur, la détresse affective, les traumas accumulés dans le silence.
Et il y a, derrière cette difficulté, une autre réalité qu’on aborde peu : l’absence de culture psychique partagée.
Nous savons former des médecins. Nous savons construire des établissements de soin. Mais nous n’avons pas encore construit les espaces sociaux intermédiaires qui permettent de prévenir, de repérer, de soutenir, bien avant que les situations ne deviennent des urgences médicales. Or c’est justement là que beaucoup de trajectoires se jouent. Pas dans les seuls hôpitaux psychiatriques, mais bien en amont, dans les écoles, les familles, les quartiers, les cercles de vie quotidienne.
Penser la santé psychique, c’est accepter de sortir du tout-médical. C’est reconnaître que le soin commence souvent bien avant le soin formel. C’est intégrer dans nos dispositifs de prévention et de soutien :
- des espaces d’écoute accessibles et sécurisants,
- des formations précoces à l’expression émotionnelle et à la régulation psychique,
- des accompagnements post-hospitaliers coordonnés, pour éviter les ruptures de suivi qui, trop souvent, mènent à la rechute ou à l’isolement.
C’est aussi donner leur place aux pairs aidants, ces patients formés qui accompagnent d’autres patients, et qui permettent parfois d’ouvrir des portes qu’aucun soignant institutionnel ne peut ouvrir seul. Ce modèle, expérimenté dans de nombreux pays, reste encore marginalisé chez nous, alors qu’il pourrait devenir une véritable clé de réassurance et de prévention.
Enfin — et c’est sans doute le point le plus délicat — il nous faudra apprendre à articuler cette question de la santé psychique avec les ressources culturelles et spirituelles qui structurent nos sociétés. Car dans bien des situations, la souffrance psychique est vécue au Maroc non seulement comme une fragilité personnelle, mais parfois comme une faute morale, une faiblesse de foi, un désalignement spirituel. Ce regard ajoute au poids de la souffrance elle-même, et retarde l’accès au soin.
Or il n’y a pas d’opposition entre la médecine du psychique et la dimension spirituelle de l’être humain. Au contraire : les traditions spirituelles peuvent parfois venir soutenir le travail psychique, à condition qu’elles ne se transforment pas en discours de culpabilisation.
C’est sans doute là l’une des évolutions les plus sensibles qui nous attendent : réussir à réconcilier soin psychique, ressources spirituelles et accompagnement clinique, sans jamais enfermer le patient dans un système de jugement ou de simplification excessive.
Nous n’avons plus le luxe d’attendre. La crise est déjà là. Et ce n’est pas seulement une crise de moyens. C’est une crise de modèle. De vision collective du soin. De représentation sociale de la souffrance psychique.
Aucune réforme technique ne suffira si nous ne construisons pas en parallèle cette culture psychique civique qui manque encore aujourd’hui : une culture où il devient possible de nommer, d’écouter, de traverser, d’accompagner, sans honte et sans simplification.
C’est peut-être là, finalement, notre plus grand chantier à venir.
Par Docteur Wadih Rhondali