On les croise tous les jours, sans vraiment les voir, deux hommes debout face à face dans une ruelle, chacun tenant un fil de sabra entre ses doigts. Entre eux, le va-et-vient d’un geste ancien : la sfifa se tisse. C’est le premier souffle du caftan. Avant les podiums, avant les vitrines, il y a cette scène simple, deux êtres qui, ensemble, tissent un lien.
Le fil passe, se tend, s’enroule, se tord légèrement sous la lumière du jour. Eux, ils parlent peu. Parfois un sourire, un mot, une pause pour humidifier les doigts. Ce ruban fin et précieux qui ornera les contours d’un caftan, soulignant sa forme comme un trait de poésie.
Je trouve ce geste bouleversant parce qu’il raconte tout : la coopération, la patience, la beauté du détail. Le caftan commence à deux. Avant d’habiller le corps, il relie les mains.
Et pourtant, ce que nous prenons pour un geste familier a peut-être déjà cessé d’exister sous nos yeux.
Pour cet article, Nous avons cherché des photos, des vidéos rien. Impossible de trouver l’image nette du geste. Même ma mémoire n’arrive pas à le décrire.
Ce flou n’est pas un mystère initiatique. Ce flou, c’est peut-être la trace d’une disparition. Si on ne trouve pas d’images nettes, si nos yeux n’ont pas su apprendre à décrire ce qu’ils ont pourtant vu mille fois, c’est peut-être parce que cette scène a déjà commencé à s’effacer. Avant, ce geste était partout : à Fès, à Marrakech, à Tétouan, on croisait ces deux hommes face à face dans la rue, tirant le fil en sens opposés. Aujourd’hui, il devient rare. Et la raréfaction, c’est ce qui rend invisible. On ne regarde plus parce qu’il n’y a presque plus rien à voir.
Dans cette image quotidienne, deux personnes qui font une sfifa dans la rue il y a une vérité sur notre société; la beauté ne se cache pas que dans les musées, mais aussi dans les gestes qui continuent malgré tout.
Dans la société marocaine, le caftan dépasse le simple vêtement. Il est un langage social, un espace de lien. À la veille de l’Aïd ou d’un mariage, les ruelles s’animent : on apporte le tissu, on choisit la couleur de la sfifa, on rend visite au maalem, on attend la livraison du caftan comme on attend un événement du cœur. Ce n’est pas qu’une question d’apparence, c’est un rituel. Une manière d’exister ensemble, de célébrer la continuité, d’honorer le travail invisible.
Dans chaque caftan, il y a des jours et des nuits d’attente, des éclats de rire dans les ateliers, des confidences échangées en essayant une manche, une sfifa, un col. Pour dire que la création n’est pas individuelle, elle est communautaire. Elle engage les doigts, les regards, les valeurs.
Ce que l’UNESCO s’apprête à reconnaître, ce n’est pas seulement un vêtement, mais une philosophie : celle du temps pris pour bien faire, du travail partagé, de la dignité dans le détail.
Protéger le caftan, c’est préserver cette chaîne de gestes : le tissage du sabra, la couture, la broderie, la patience. C’est encourager les jeunes à apprendre ces métiers, à comprendre que la lenteur est une richesse, que la beauté demande du temps. C’est aussi valoriser ces artisans qu’on croise dans les ruelles, ces maalems qui ne signent pas leurs œuvres mais tissent nos identités. Et puis, c’est raconter…raconter les gestes, les visages, les histoires derrière chaque caftan. Car un patrimoine ne vit que s’il est partagé.
Quand je vois ces deux hommes faire une sfifa au coin d’une rue, je me dis que le Maroc est là : dans ce fil tendu entre deux mains, dans ce savoir-faire qui résiste à l’oubli, dans cette beauté qu’on ne remarque pas toujours.
Le caftan, avant d’être mode ou prestige, est un poème sur la solidarité.
Et si l’UNESCO finit par le reconnaître, ce sera une victoire pour tous ceux qui, chaque jour, tissent du lien sans en parler.
Par Meriem Smidi










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