Casablanca, août 2025. Les chiffres parlent d’un retour en hausse, mais les récits racontent autre chose. Un malaise plus diffus, plus profond. Cette année encore, des milliers de Marocains Résidant à l’Étranger (MRE) ont pris la route vers le Maroc. Mais un nombre croissant a décidé de ne pas revenir. Pas cette fois. Et peut-être plus jamais comme avant. Derrière les chiffres de l’opération MARHABA se cache un trouble affectif grandissant, que ni les statistiques ni les slogans ne parviennent à apaiser.
Un précédent article publié dans Actu Maroc le 28 juillet dernier, intitulé “Tourisme : cherche MRE désespérément”, faisait état de cette fracture symbolique. Des destinations désertées, des appartements vides à Saïdia, M’diq ou Al Hoceima, et un manque à gagner touristique estimé jusqu’à 50 %. Mais ce que les chiffres ne disent pas, les commentaires l’ont crié haut et fort. 57 messages, bruts, tranchants, sans filtre. Ils dessinent une réalité souvent passée sous silence : celle d’un retour devenu émotionnellement et psychologiquement dissonant.
“On n’est pas des pigeons”
Beaucoup parlent argent, mais entre les lignes, c’est d’estime qu’il est question. L’indignation est claire : “On en a marre d’être pris pour des portefeuilles sur pattes.” (Rachid, Belgique)Les hôteliers, les commerçants, certains prestataires… tous semblent avoir confondu attachement avec solvabilité. Le MRE, au lieu d’être accueilli comme un enfant du pays, devient un touriste juteux à presser. Ce que certains appellent “le syndrome du pigeon” revient souvent dans les témoignages. À Saïdia, 1.500 dirhams la nuit pour un appartement sans clim.(Kenza, France) Et des vols à plus de 35.000 dirhams pour une famille de trois personnes.
Mais derrière la colère tarifaire se cache un vrai dilemme identitaire. “Pourquoi payer plus cher ici que pour un 4 étoiles en Turquie avec pension complète ?” demande Naïma(Allemagne), qui a fini par annuler ses vacances au Maroc. Son attachement au pays n’a pas changé, mais la logique a pris le dessus. “Le cœur y est, mais plus la tête”, résume Youssef (Canada).
Une blessure cognitive : quand le retour devient une tension
En tant que psychiatre, ce phénomène peut s’analyser comme une dissonance cognitive collective. Le MRE revient au Maroc avec un besoin implicite : celui de se reconnecter. À ses racines, à sa famille, à une partie de lui-même. Mais quand l’environnement perçu renvoie du mépris, du soupçon ou de l’exploitation, c’est tout un système de loyautés affectives qui vacille. On n’ose plus dire “je ne veux pas venir”, alors on dit “c’est trop cher”. On ne veut pas blesser la mère, alors on annule la location. On ne veut pas se sentir étranger chez soi, alors on part ailleurs. La cause est rarement purement économique. Elle est émotionnelle. Relationnelle. Identitaire.
Tous MRE, mais pas la même histoire
Il serait réducteur de parler des MRE comme d’un bloc uniforme. Derrière ces trois lettres se cachent des histoires très différentes, et des vécus parfois incompatibles.
Il y a ceux qui ont quitté le Maroc à 30 ans, la tête pleine d’odeurs, d’images et de souvenirs, et qui reviennent comme on revient voir sa maison d’enfance. Et puis il y a leurs enfants, nés en Belgique, en Italie, au Canada… pour qui le Maroc est un récit, pas un souvenir. Leurs vacances ressemblent parfois à une injonction :“Tu dois aimer ce pays, c’est chez toi.”
Mais eux se demandent en silence :“Chez moi, c’est où exactement ?”, “Suis-je un touriste, un invité, ou un enfant du pays ?”
Certains le vivent avec enthousiasme, d’autres avec malaise. Pour les couples mixtes, c’est encore autre chose. Le conjoint étranger observe un pays qu’il ne comprend pas toujours, et le MRE se sent parfois mal placé pour faire le pont.
Cette fracture générationnelle explique une partie de la désaffection actuelle. Non pas parce que les jeunes n’aiment pas le Maroc, mais parce qu’on ne leur a jamais permis de l’aimer à leur manière. Et ce qu’ils fuient parfois, ce n’est pas le pays… c’est le regard qu’il pose sur eux.
“Même les Marocains du Maroc vont ailleurs…”
Les commentaires ne s’arrêtent pas au cas des MRE. Nombreux sont ceux à noter que les Marocains vivant au pays fuient eux aussi leurs propres stations balnéaires. Insécurité routière, comportements agressifs, hausse des prix… “Même les Marocains du Maroc vont en Espagne, en Turquie ou à Bali”, écrit Dounia (Maroc). Le problème n’est donc pas que les MRE aient changé. C’est le climat social de l’accueil au sens large, qui s’est modifié. Le Maroc de l’été, celui de la chaleur, de l’hospitalité, des retrouvailles, laisse place à un Maroc plus fracturé, plus nerveux, moins patient. Et surtout, plus cher. Beaucoup plus cher.
Chiffres vs. vécu : qui croire ?
Officiellement, plus de 1,5 million de MRE sont déjà revenus cet été, selon les chiffres de l’opération Marhaba. Des hausses ont été constatées sur les lignes maritimes Espagne-Maroc, notamment Algeciras-Tanger Med. Mais ces données, comme l’a rappelé l’expert Zoubir Bouhoute dans Le360, ne disent rien de la durée des séjours, de la qualité perçue, du niveau de satisfaction.
Le site Médias24, dans un article de fact-checking du 24 juillet 2025, interroge lui aussi ce décalage entre affluence officielle et perception négative largement partagée sur les réseaux sociaux et forums.
L’affluence est peut-être réelle. Mais elle est en train de se recomposer. Moins de séjours longs, plus de visites éclairs. Moins de locations, plus d’hébergements chez la famille. Moins de cœur léger, plus de calculs.La tension naît donc du décalage entre la mémoire du retour et sa réalité actuelle. Jadis, revenir signifiait “retrouver son monde”. Aujourd’hui, pour beaucoup, cela signifie “s’adapter à une pression touristique”.
Le piège de la “double peine émotionnelle”
Pour certains MRE, l’expérience est doublement douloureuse. D’un côté, ils sont attendus avec suspicion : “ils se croient mieux que nous”, “ils n’aiment plus leur pays”, “ils viennent se montrer”. De l’autre, ils sont consommés comme une opportunité économique : “ils ont des euros, qu’ils paient”. Résultat : une culpabilité inversée. Ce n’est plus “je suis heureux de rentrer chez moi”, mais “je dois justifier pourquoi je ne suis pas venu”.
Or ce poids psychologique n’est pas anodin. Il touche souvent des personnes qui vivent déjà avec la nostalgie, la complexité du déracinement, ou les tensions identitaires intergénérationnelles. Leur été devient un moment de stress, d’arbitrage, d’autojustification. Et certains finissent par se dire : à quoi bon ?
Ce que disent les commentaires : une cartographie émotionnelle
En analysant les 57 commentaires du précédent article, un fil rouge apparaît :
- Frustration économique : billets d’avion trop chers, logements médiocres et surévalués, coût de la vie exorbitant.
- Amertume relationnelle : sentiment d’être vu comme une opportunité à exploiter.
- Désenchantement social : routes dangereuses, incivilités, manque de respect général.
- Comparaison blessante : Espagne, Turquie, Grèce… autant de destinations perçues comme mieux organisées, moins stressantes.
- Tristesse familiale : l’impression de rater des retrouvailles, de décevoir ceux qui attendent.
Ce ne sont pas des caprices. Ce sont les signes d’une fatigue affective cumulée.
Et maintenant ?
Il ne s’agit pas d’un boycott. Il ne s’agit pas d’un divorce. Il s’agit d’un appel au respect. Le Maroc ne peut pas demander à ses enfants de revenir les bras ouverts s’il ne les accueille pas avec les bras ouverts. Il ne suffit pas d’ouvrir des lignes maritimes. Il faut ouvrir un dialogue. Repenser l’hospitalité. Rétablir la confiance.
Et surtout, faire une place à cette blessure silencieuse que vivent beaucoup de Marocains du monde : celle de n’être attendus que pour leur pouvoir d’achat. Alors qu’ils reviennent pour une raison bien plus intime : appartenir.
Par Dr Wadih Rhondali