Il y a quelque chose d’étrange à vivre une révolution cognitive sans même nous en rendre compte.
Depuis quelques mois, j’écoute, j’observe, je note. Dans mes consultations, dans les couloirs des universités, dans les réunions ministérielles ou les messages privés sur Instagram. Une question revient, souvent à demi-mot, presque honteuse : « Est-ce que je deviens bête avec ChatGPT ? »
Je souris. Parce que je me la pose aussi, parfois. Et parce qu’il est temps de prendre cette question au sérieux.
Au cours des dernières semaines, nous avons publié trois tribunes : “ChatGPT, le nouveau Concorde ?”, puis “L’IA ne nous sauvera pas, mais elle pourrait nous aider à mieux vivre”, et enfin “Bien utiliser ChatGPT : 3 réflexes essentiels pour garder le contrôle”.
Trois textes pour dire une chose simple : ce n’est pas l’outil qui est dangereux. C’est la manière dont nous nous y relions.
Et aujourd’hui, il faut aller plus loin. Car une vérité s’impose :
Oui, les IA génératives peuvent simplifier notre quotidien. Mais mal utilisées, elles risquent aussi de simplifier notre pensée.
Et ce n’est pas une métaphore.
C’est ce que disent les études. Et ce que montre la clinique.
Une étude menée par le MIT en 2023 montre que l’IA augmente la productivité de près de 60 %… mais au prix d’une réduction importante de la capacité à résoudre des problèmes complexes lorsqu’elle est utilisée de manière passive. En clair : plus vous déléguez sans réfléchir, plus votre capacité d’apprentissage s’érode.
Elles dessinent un constat aussi fascinant qu’inquiétant. Quelques phrases-clés suffisent à comprendre l’enjeu :
« Les personnes contraintes d’écrire sans IA performent moins bien… que celles qui ne l’ont jamais utilisée. »
« Les cerveaux les plus entraînés développent davantage de connexions neuronales lorsqu’ils utilisent l’IA – à condition d’y participer activement. »
La conclusion ?
L’IA n’est pas un professeur. C’est un miroir. Elle reflète, et amplifie, votre manière de penser.
Si vous êtes déjà engagé cognitivement, elle vous ouvre des chemins nouveaux.
Si vous êtes en retrait, elle vous enfonce dans un confort paresseux.
Trois zones d’usage. Trois effets très différents sur le cerveau.
Depuis un an, j’essaie de modéliser ce que j’observe, tant dans ma pratique clinique que dans les études en neurocognition. Une chose apparaît clairement : il n’y a pas “un” usage de l’IA, mais au moins trois façons très différentes de s’en servir.
Et chacune produit un effet spécifique sur notre cerveau.
Zone rouge – L’usage passif
C’est le scénario le plus courant. Celui du geste réflexe : on tape une question, on copie la réponse.
On ne lit pas vraiment. On ne discute pas. On ne s’approprie pas.
C’est un geste jetable. Sans engagement, sans trace.
Et malheureusement, c’est le mode dominant aujourd’hui : plus de la moitié des utilisateurs de ChatGPT ou Gemini interagissent ainsi. Mais ce qui semble anodin ne l’est pas du tout.
Car dans ce mode, le cerveau ne travaille plus.
La mémoire de travail se met en veille. La plasticité neuronale diminue. La pensée critique s’atrophie comme un muscle qu’on ne sollicite plus.
J’ai vu des étudiants me présenter des dissertations impeccablement rédigées… sans pouvoir expliquer une seule idée. J’ai vu des entrepreneurs envoyer des mails construits, mais vides de nuance. J’ai vu des patients perdre le goût de chercher, de comprendre, d’essayer.
Et ce n’est pas une question de paresse. C’est une question de glissement. Quand l’outil devient béquille, le cerveau s’endort.
Zone grise – L’usage utilitaire
Ici, l’intention est déjà différente.
On a une idée. Un objectif. On veut gagner du temps, aller plus vite, mieux formuler.
C’est un usage intelligent, parfois très efficace. Mais il comporte un piège insidieux : celui du confort.
L’IA trie pour vous. Structure pour vous. Parfois même décide pour vous.
Et à force de lui déléguer la formulation, on finit par déléguer la compréhension.
Dans ma pratique, j’ai vu des collègues thérapeutes demander des synthèses sur l’attachement, sur les traumas, sur les biais cognitifs.
Elles les lisent. Trouvent ça clair. Les reprennent telles quelles.
Mais quand on gratte un peu… il manque la couche profonde. L’intégration. L’appropriation.
Parce qu’on n’apprend pas quand on consomme.
On apprend quand on transforme. Quand on interroge. Quand on relie.
Zone verte – L’usage réflexif
Celui-là, je le vois encore rarement.
Mais chaque fois que je le rencontre, je sens qu’il se passe quelque chose de précieux.
Dans ce mode, l’utilisateur ne cherche pas une réponse.
Il cherche un dialogue.
Il utilise l’IA comme un miroir dialectique.
Il explore, compare, reformule, demande des contre-arguments, imagine d’autres regards.
Une enseignante m’a récemment montré son prompt :
“Explique-moi la décolonisation comme si j’étais un enfant de 8 ans. Puis comme si tu étais un historien africain en 1960.”
Elle a lu les deux versions, les a comparées, en a tiré une synthèse.
Et là, elle a compris. Parce qu’elle a pensé.
Dans cette zone, le cerveau est activé à haut niveau.
Le cortex préfrontal travaille. Les connexions se multiplient.
La mémoire se renforce.
Et surtout : la pensée devient plus fine, plus critique, plus libre.
Trois habitudes simples pour ne pas ramollir
Pas besoin d’être chercheur pour penser avec une IA.
Il suffit de trois gestes.
Le premier : réfléchir avant de demander.
Trente secondes de pause. Une question dans sa tête. Une intuition personnelle.
Puis seulement : la requête.
Ce petit décalage active la mémoire de travail. Et ancre votre démarche dans le réel.
Le deuxième : oser se confronter.
Demandez à l’IA ce qu’elle pense de votre raisonnement. Où sont vos angles morts. Ce qu’un autre expert dirait.
Exposez-vous.
C’est dans la friction que la pensée se forme.
Le troisième : devenir bon en prompts.
Un bon prompt, c’est déjà un acte de pensée.
Plus il est clair, nuancé, précis, plus il vous oblige à organiser vos idées.
En guise de synthèse
L’intelligence artificielle n’a pas de conscience.
Mais elle active ou désactive la vôtre.
Elle n’est ni bonne ni mauvaise.
Elle vous suit. Elle vous prolonge. Elle vous révèle.
Si vous l’utilisez comme un raccourci, elle vous raccourcira.
Si vous l’utilisez comme un miroir, elle vous affinera.
Si vous l’utilisez comme un partenaire, elle vous ouvrira des mondes.
De copier-coller à penser avec
Pendant des mois, Amal utilisait ChatGPT comme on tape une commande.
« Résume-moi ce texte. Rédige ce mail. Donne-moi un plan. »
C’était pratique. Rapide. Propre.
Mais un jour, pendant un séminaire où elle devait présenter une réflexion originale, elle s’est rendu compte qu’elle ne savait plus trop ce qu’elle pensait, elle.
Elle avait des phrases bien tournées, des exemples intelligents, même des citations pertinentes… mais rien de véritablement incarné.
Elle a eu cette sensation étrange d’être devenue la présentatrice d’idées qu’elle n’avait pas vraiment traversées.
Alors elle a changé de méthode.
D’abord, elle a formulé ses intuitions à elle. Puis elle les a confrontées à l’IA. Elle a demandé :
« Qu’est-ce que j’oublie ? »
« Et si tu étais en désaccord, tu dirais quoi ? »
« Reformule ce que je viens de dire, mais à partir du point de vue d’un philosophe, d’un adolescent, d’une mère de famille. »
Petit à petit, elle a réappris à penser avec.
À transformer ses intuitions en dialogues.
À se relier à son propre raisonnement.
À ne pas chercher la perfection… mais la clarté.
Aujourd’hui, Amal utilise toujours l’IA. Mais plus jamais pour penser à sa place.
Elle s’en sert comme d’un miroir dialectique.
Un entraîneur invisible. Un compagnon de pensée.
Et ça change tout.
Et vous, que voyez-vous dans ce miroir ?
Un raccourci, une béquille, ou un tremplin ?
Dr Wadih Rhondali, Psychiatre
Anis Guerras, Chercheur en psychologie et IA