Derrière chaque chiffre, il y a un prénom, une famille, une chaise vide à table. Chaque 10 septembre, la Journée mondiale de prévention du suicide rappelle l’urgence d’agir. En 2025, le mot d’ordre est clair : changer de discours. Sortir du “sabr, inchAllah demain” pour dire “on voit ta douleur, on agit aujourd’hui”. D’autant que chez nous, la dissonance est brutale : une stratégie nationale annoncée en 2022 pour 2023–2030… jamais publiée. Et la seule ligne d’écoute spécialisée pour les jeunes, celle de Sourire de Réda, a fermé en février dernier.
Un double vide, et un discours à retourner
En 2022, le ministre de la Santé promettait une stratégie ambitieuse : former les leaders d’opinion, limiter l’accès aux moyens de suicide, lancer des campagnes, créer un observatoire national, améliorer la prise en charge hospitalière. Trois ans plus tard ? Rien. Pas une ligne publiée. Pas un plan activé.
Dans le même temps, Sourire de Réda, active depuis 2009, a cessé ses activités. Sa hotline « Stop Silence » était la seule ressource dédiée aux jeunes en détresse psychique. Sa disparition, faute de financement, laisse un vide immense, clinique, mais aussi symbolique. Comme si l’écoute avait disparu deux fois : dans les institutions, et dans la société civile.
Changer de discours, ici, c’est passer du “on prépare” au “on publie, on finance, on rend compte”.
Des chiffres qui parlent… quand ils existent
Selon l’OMS, le Maroc enregistrait en 2019 un taux de suicide de 7,3 pour 100 000 habitants. Des études locales à Casablanca évoquent 2,1 % de tentatives en population générale, jusqu’à 6,5 % chez les collégiens. Chaque année, des dizaines d’enfants de moins de 14 ans sont hospitalisés après une tentativede suicide.
Et pourtant, les données sont fragmentaires, rares, parfois obsolètes. Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) alertait déjà en 2022 : manque d’investissement public en santé mentale, absence de politique coordonnée, oubli des facteurs sociaux, précarité, isolement, violence.
Changer de discours, c’est passer du “on ne sait pas” au “on mesure, on publie, on corrige”, de façon transparente, régulière, vérifiable.
De l’intention à l’action : changer de discours, concrètement
Ce double constat — stratégie absente, association disparue — doit être un électrochoc. On ne peut plus se contenter d’annonces. Changer de discours, c’est :
- publier et exécuter la stratégie annoncée, avec calendrier, budget, indicateurs et rapports trimestriels ;
- financer durablement les lignes d’écoute, les associations et les équipes mobiles, au-delà des appels à projets ;
- former les médias à un traitement responsable (pas de sensationnalisme, relais des ressources d’aide) ;
- mettre la santé mentale au cœur des politiques publiques (école, emploi, protection sociale, violences) ;
- parler autrement, à la maison, à l’école, au travail : “Tu peux m’en parler” vaut mieux que “hchouma”.
En 2025, plus d’excuses
Le silence tue autant que l’absence de stratégie. Il n’est plus acceptable que l’écoute repose sur quelques bénévoles, ni que les familles portent seules ce fardeau. Changer de discours, c’est refuser les euphémismes et les promesses floues ; c’est reconnaître la souffrance, ouvrir la porte, et aligner les moyens. Prévenir le suicide, c’est possible. Mais seulement si l’État, la société civile, les médias, et chacun d’entre nous, choisissent d’agir, et de le dire autrement.
Parce qu’en 2025, le vrai scandale n’est pas seulement le nombre de vies perdues, mais celles qu’on aurait pu sauver, si, collectivement, on avait changé de discours à temps.
Par Dr. Wadih Rhondali – Psychiatre