Ils viennent consulter seuls, ou parfois poussés par une mère inquiète. Ils n’ont pas encore vingt ans. Parfois à peine seize. Ils dorment mal. Ils ne se sentent plus eux-mêmes. Ils disent “je suis fatigué dans ma tête”, ou “j’ai un nœud dans la poitrine tout le temps”. Ils hésitent, parlent vite, changent de sujet, s’excusent de déranger. Ils ont grandi avec des écrans, une pandémie, des diplômes qui ne rassurent plus, et des familles souvent prises entre espoir et pression. Eux, ce sont les jeunes Marocains d’aujourd’hui. Et ce qu’ils vivent dans leur corps, dans leur psyché, dans leurs silences, c’est ce que nous appelons en psychiatrie une crise de la santé mentale.
Depuis quelques années, nous observons une augmentation marquée des troubles anxieux, des symptômes dépressifs, des conduites addictives et même des idées suicidaires chez les adolescents et les jeunes adultes au Maroc. Les services de psychiatrie pour mineurs sont très rares. Les psychologues scolaires quasi absents. Le personnel médical n’est ni formé ni en nombre suffisant pour accueillir cette vague silencieuse.
Ce n’est pas un phénomène purement marocain. Dans de nombreux pays, les mêmes tendances sont observées. Mais notre spécificité, c’est le manque de reconnaissance institutionnelle de ces troubles. Ce n’est pas seulement une question de manque de moyens. C’est aussi, et surtout, une question de regard. Tant que l’on parlera de dépression comme d’un caprice, tant que l’on croira qu’un jeune qui va mal est un jeune qui manque de foi, de gratitude ou de volonté, alors nous continuerons à passer à côté de cette génération.
Je me souviens d’un patient de 20 ans, brillant, sportif, soutenu. par sa famille. Tout allait bien sur le papier. Mais il venait de vivre un chagrin amoureux, et tout son monde s’était écroulé. Il avait cessé de dormir, avait perdu 6 kilos. Il se levait en larmes chaque matin. Mais personne autour de lui ne comprenait. “Tu es trop sensible”, “Tu dramatises”, lui disait-on. Ce n’est que lorsqu’il a fait une tentative de suicide que son entourage a réalisé que quelque chose n’allait pas. Et pourtant, tout était déjà là dans les semaines précédentes : les signes, les mots, les appels au secours.
La santé mentale des jeunes est à la croisée de plusieurs tensions. Il y a d’abord la pression scolaire, sociale, familiale, souvent intériorisée dès l’enfance. Le jeune doit réussir, faire honneur, ne pas décevoir. Ensuite, il y a le décalage grandissant entre les valeurs transmises à la maison et celles rencontrées sur les réseaux sociaux. Il y a la question du genre, de l’image de soi, de l’avenir professionnel. Il y a aussi le vide laissé par l’absence de lieux d’écoute : les écoles, les mosquées, les centres de santé, les cafés ou même les familles sont rarement préparés à accueillir une parole fragile, ou à poser les bonnes questions sans juger.
La pandémie de Covid-19 n’a fait qu’aggraver une situation déjà instable. Isolement, interruption de la scolarité, enfermement numérique, anxiété familiale… Le coût psychique de cette période, pour une génération en construction, est encore largement sous-estimé.
Et pourtant, des solutions existent. Le cerveau des jeunes est plastique. Leur capacité de résilience est immense. À condition qu’on les soutienne au bon moment, avec les bons outils.
Recommandations pour une réponse nationale structurée
1. Former massivement des professionnels de santé mentale jeunesse : psychologues, infirmiers psychiatriques, éducateurs spécialisés, capables d’intervenir dans les écoles, les quartiers, les lieux de vie.
2. Déployer des espaces de parole gratuits et confidentiels dans les établissements scolaires, les universités, les maisons de jeunes.
3. Intégrer l’éducation émotionnelle dans les programmes scolaires dès le primaire : apprendre à nommer ses émotions, reconnaître les signes de détresse chez soi et chez les autres, et chercher de l’aide.
4. Lancer une campagne de déstigmatisation nationale, co-construite avec des jeunes, des artistes, des médecins, des enseignants, des influenceurs. Une campagne qui dit : “Ce n’est pas une honte d’aller mal. C’est humain. Et ça se soigne.”
5. Inclure la santé mentale des jeunes dans le plan stratégique du ministère de la Santé et créer un observatoire national sur le bien-être psychique des moins de 25 ans, croisant données sanitaires, sociales et éducatives.
Les jeunes marocains ne demandent pas la lune. Ils demandent qu’on les entende. Qu’on les prenne au sérieux. Qu’on crée autour d’eux une société où la fragilité n’est pas un défaut, mais un signal. Où l’on ne répond pas à leur mal-être par des injonctions ou des reproches, mais par de l’écoute, du soin, de la prévention.
Ce n’est pas une question de luxe. C’est une question de survie. Et surtout, d’avenir.
Par Dr Wadih Rhondali – Psychiatre
Ce genre d’articles intéressants, on les voit de moins en moins dans la presse marocaine
Une analyse fine et synthétique qui s’appuie sur des réalités et des expériences professionnelles quotidiennes. Des propositions pragmatiques et collaboratives pour une prise en compte globale et de proximité en faveur de la jeunesse. Un appel à une responsabilisation collective et solidaire pour une société qui veut prendre soin de ses jeunes et de son avenir ! Merci.