Dans un quartier populaire de Marrakech, Fatima, 73 ans, vit seule sous les toits.
Depuis trois jours, le thermomètre ne descend plus sous les 38°C. Elle ne dort presque plus. Elle mange à peine. Elle a même arrêté ses médicaments contre l’hypertension : trop de vertiges, trop de sueur, plus la force. « Je n’arrive plus à réfléchir », murmure-t-elle, allongée à même le sol, une bouteille d’eau tiède contre la nuque, les volets tirés, la télévision éteinte.
Depuis plusieurs jours, le Maroc suffoque.
Les températures dépassent les 40°C dans plusieurs régions. Et avec elles, les messages habituels : boire de l’eau, rester à l’ombre, éviter les sorties aux heures chaudes.Mais au milieu de ces recommandations bien connues, un angle mort persiste : qu’en est-il de la santé psychique ?
La canicule, on le sait, est un choc pour le corps.Mais on parle encore trop peu de ce qu’elle fait à l’esprit. Aux émotions. À la stabilité psychique des individus comme des familles.
Crises d’angoisse, insomnies en série, tensions familiales, épisodes délirants… les signes sont là.Et pourtant, sans message public spécifique, sans stratégie de prévention ciblée, la santé mentale reste la grande oubliée de nos plans canicule.
La canicule, un poison lent pour l’équilibre psychique
Quand la température dépasse les 35°C, notre système nerveux autonome – celui qui régule en silence la respiration, la transpiration, la température corporelle – entre en vigilance permanente.
Et cette vigilance, quand elle dure, puise dans nos ressources mentales profondes : le sommeil, la concentration, la patience.Le moindre bruit devient irritable, le moindre échange peut dégénérer.Le stress thermique devient stress psychique.
Peu à peu, la tension monte.Chez certains, elle s’exprime par l’agacement, la fatigue chronique, l’émotivité.Chez d’autres, c’est l’apathie, la colère, l’explosion soudaine.Les disputes familiales se multiplient. Les gestes violents aussi. Et plus encore dans les moments de pic thermique.
Pour les plus fragiles,personnes âgées, enfants, personnes avec troubles psychiatriques ou neurologiques, les effets sont amplifiés.Une personne âgée peut se déshydrater en quelques heures sans s’en rendre compte.Un patient schizophrène stabilisé peut délirer à nouveau.
Un enfant autiste peut entrer en crise sensorielle insupportable.
Mais la canicule agit aussi en profondeur :Elle trouble le raisonnement, altère le jugement, rend plus impulsif.Et dans une société où la parole sur la santé mentale est encore timide, beaucoup intériorisent. Jusqu’à l’effondrement.
Une réalité confirmée par les données
En 2023, l’OMS a classé la santé mentale estivale parmi les défis majeurs de l’adaptation climatique.Les données sont claires : lors des vagues de chaleur, les hospitalisations psychiatriques augmentent.Épisodes délirants, idées suicidaires, crises de panique… tout progresse avec les degrés.Et pourtant, au Maroc, rien n’est encore pensé à l’échelle nationale pour anticiper cette dimension.
Les régions du Sud (Guelmim, Ouarzazate…) en subissent déjà les conséquences, sans infrastructures adaptées, ni protocoles clairs.Les logements y sont mal isolés, les familles souvent livrées à elles-mêmes.Et les interactions entre médicaments psychotropes et chaleur extrême restent un sujet méconnu.
Certains anxiolytiques ou antipsychotiques peuvent perturber la régulation thermique.D’autres augmentent la déshydratation ou la photosensibilité.Mais ni les patients, ni les soignants ne sont suffisamment préparés.
Chaleur & santé mentale : et si les solutions étaient déjà là ?
Les réponses ne seront pas uniquement médicales.Elles doivent être territorialisées, adaptées, enracinées dans la réalité marocaine.
Dans les zones rurales, les savoirs anciens existent :Lever tôt, sieste, habits légers mais couvrants, thé tiède, repas sobres…Autant de gestes qui protègent le corps, mais aussi l’esprit.
À l’inverse, les vacanciers ou visiteurs (camping sauvage, bled, plages surpeuplées) sont souvent les plus vulnérables.Pas seulement parce qu’ils ignorent les gestes, mais parce qu’ils perdent leurs repères.Fatigue, conflits familiaux, solitude : tout s’intensifie en période de canicule.
Il est donc temps d’intégrer ces savoirs dans la santé publique.Pas seulement distribuer des bouteilles d’eau, mais redonner du sens au rythme estival : ralentir, parler moins, se lever avec le soleil, protéger les liens.
Activité physique, alimentation : les deux leviers oubliés
Sous 38°C, le sommeil, l’alimentation et le mouvement deviennent déterminants pour la santé mentale.
L’activité physique ne doit pas être abandonnée, mais adaptée :
- Préférer la marche à l’aube ou après le coucher du soleil
- Pratiquer des gestes doux (prière lente, étirement, respiration)
- Éviter les efforts entre midi et 17h
L’alimentation aussi joue un rôle-clé :
- Manger frais, simple, digestible (pastèque, figue de barbarie, soupes tièdes)
- Éviter les plats gras, sucrés, ou très épicés le soir
- Réduire les excitants (café, sodas), qui surstimulent le système nerveux
Ce ne sont pas des règles : ce sont des rythmes naturels.Des gestes simples, des héritages collectifs à réhabiliter, au nom de l’équilibre psychique.
Préparer plutôt que subir
Les messages de santé publique doivent évoluer.Aux côtés des consignes classiques (“hydratez-vous”), ajoutons des alertes psychiques :
“Le manque de sommeil fragilise vos nerfs.”“Un mot de trop peut être évité quand on comprend que la chaleur nous rend plus vulnérables.”“Ne restez pas seul : parlez, reposez-vous, ralentissez.”
Les soignants doivent, eux aussi, s’adapter :former, ajuster, écouter.On doit créer ou mettre à disposition des espaces refuges climatiques : écoles, mosquées, centres sociaux,ouverts à toutes et tous, sans condition.
Quand il fait trop chaud, ce ne sont pas que les corps qui craquent.Ce sont les nerfs, les familles, parfois même la raison.
La canicule n’est pas une plainte. C’est une alerte.
Et la santé psychique, dans ce contexte, n’est pas un luxe :c’est une condition de survie.
Par Dr Wadih Rhondali – Psychiatre
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