Il y a des mots qui collent plus fort qu’un passeport. « Zmagri » en fait partie. Trois syllabes légères, parfois piquantes, qui disent autant l’exil que la tendresse. Enfant, je l’entendais comme une blague. En revenant vivre au Maroc, j’ai compris que c’était aussi une étiquette : ni tout à fait d’ici, ni tout à fait de là-bas.
L’été, les clichés s’échauffent. On reproche aux MRE de parler fort, de conduire mal ; eux se sentent parfois réduits à de simples portefeuilles. En réalité, ce n’est pas un choc de civilisations, mais un choc d’attentes. Le retour n’efface pas la ghorba : elle a modelé nos accents, nos réflexes. On avance avec deux cartes SIM dans la même poche.
Longtemps, j’ai voulu prouver que j’étais « plus marocain que ». J’ai fini par lâcher prise : être zmagri, ce n’est pas rester coincé entre deux portes, c’est apprendre à les tenir ouvertes. Accepter l’hybride et en faire un pont entre deux rives.
À Bruxelles, le Zmigri Festival l’a montré : un projet de diaspora qui célèbre créativité, appartenance et liens, avec une expo d’artistes, un panel sur la place des femmes et une projection. Trois jours pour transformer le “ni d’ici ni de là-bas” en fierté d’être des deux.
Je suis psychiatre, ancien MRE et zmagri pour toujours, d’une certaine manière. Depuis mon retour, j’explore cette question de la double appartenance, à la fois en cabinet et dans l’espace public. Sur ma chaîne Instagram, chaque publication déclenche des centaines de réactions. J’y réponds une à une, non comme à des « followers », mais comme à des voix singulières qui veulent mettre des mots sur ce vécu. Peu à peu, ces échanges prennent la forme d’une assemblée générale à ciel ouvert, où s’entremêlent exaspérations, nostalgies, fiertés et blessures.
Ce qui m’étonne chaque fois, c’est le mouvement qui se produit : en parlant, chacun met à distance ses crispations, en entendant les autres il trouve une forme d’apaisement, et ensemble nous esquissons une réappropriation du mot “zmagri”. Non plus comme une étiquette subie, mais comme un espace commun, travaillé, discuté, presque une identité partagée en chantier.
Faisons pareil ici : dire zmagri autrement. Non plus “pas tout à fait des nôtres”, mais “Marocain d’ici et d’ailleurs”. Valoriser l’hybride comme ressource, célébrer ces passeurs qui ramènent idées, méthodes, solidarités. Si zmagri signifie connaître deux cuisines, deux façons d’aimer et deux manières de dire bonjour, alors c’est un atout.
Alors oui, on peut continuer à dire « zmagri ». Mais prononçons-le autrement. Sans soupçon ni clin d’œil lourd, avec la douceur de ce qu’il révèle : des vies capables de traduire, de relier, d’inventer des usages communs. On peut même en faire un label : Marocain d’ici et d’ailleurs.
La prochaine fois qu’on me dira « c’est un zmagri », je sourirai. Parce que j’y entendrai une ressource : savoir passer d’un monde à l’autre, ramener des idées, des méthodes, des solidarités. Dans un pays qui se réinvente et un monde qui segmente, cette identité mêlée n’est pas une faute de grammaire. C’est une ressource partagée et déjà, une culture en marche.
Par Dr Wadih Rhondali – Psychiatre