Dans une ville du centre du Maroc, un homme de 32 ans erre dans les rues depuis plus de trois semaines. Il souffre de troubles délirants aigus. Sa famille a tenté de l’amener à l’hôpital provincial, mais on leur a répondu qu’il n’y avait pas de service psychiatrique sur place. On leur a conseillé de l’emmener à Casablanca ou à Marrakech. Faute de moyens, ils ont renoncé. Depuis, l’homme n’a reçu aucun soin. Ce n’est pas une exception. C’est la norme.
Accéder à une hospitalisation psychiatrique au Maroc relève encore trop souvent du parcours du combattant. Non pas parce que les patients refusent les soins, mais parce que les soins, eux, ne sont tout simplement pas là. Ou trop loin. Ou saturés. Le nombre de lits, leur répartition géographique, les conditions d’hébergement, le déséquilibre public-privé, la carence en personnels spécialisés : tout, dans l’organisation actuelle, rend le système aussi inégal qu’insuffisant. Et pourtant, jamais la demande n’a été aussi forte.
Selon les chiffres officiels, le Maroc dispose d’environ 2 466 lits psychiatriques publics, répartis entre 11 hôpitaux spécialisés et 32 services intégrés dans des hôpitaux généraux. Cela représente 6,86 lits pour 100 000 habitants, soit un des taux les plus bas d’Afrique du Nord. Surtout, cette capacité est extrêmement concentrée : plus de la moitié des provinces du pays ne disposent d’aucun service psychiatrique. Les régions de Casablanca-Settat, Rabat-Salé-Kénitra et Marrakech-Safi cumulent une large majorité des lits.
Les grands hôpitaux psychiatriques publics se trouvent à Salé, Berrechid, Casablanca, Marrakech, Fès, Tanger ou Tétouan. Ils proposent une prise en charge de courte ou moyenne durée, souvent en hospitalisation complète, parfois avec une unité d’addictologie ou de crise. Mais les capacités sont rapidement dépassées. Il n’est pas rare qu’un patient soit placé sur liste d’attente plusieurs semaines, voire qu’il ne soit jamais hospitalisé faute de place.
Quelques ouvertures récentes témoignent pourtant d’une volonté de rééquilibrage territorial : un nouveau CHU avec service de psychiatrie est en cours d’ouverture à Agadir, venant renforcer un service antérieur longtemps sous-doté. Un autre centre a été renforcé à Béni Mellal, et un hôpital de santé mentale est en finalisation à Oujda. Mais ces efforts restent encore ponctuels, et sans stratégie nationale d’aménagement coordonnée.
Le secteur privé psychiatrique, de son côté, s’est développé au cours de la dernière décennie dans les grandes villes du pays et leurs périphéries. La capacité totale du privé est aujourd’hui estimée à 400 à 500 lits, concentrés principalement à Rabat, Casablanca, et. Marrakech. Cela représente environ 15 à 20 % des lits psychiatriques disponibles au Maroc. Ces établissements accueillent souvent une population urbaine, couverte par des assurances privées ou publiques de bon niveau, et en capacité de financer les soins. Les tarifs moyens tournent autour de 2 000 dirhams par nuit, et peuvent grimper bien plus haut dans les établissements haut de gamme, souvent conçus sur le modèle des cliniques privées internationales.
Lessoins psychiatriques publics sont gratuits pour les patients couverts par l’AMO ou l’ancien RAMED. Mais dans la pratique, les files d’attente sont longues, les conditions parfois dégradées, et les admissions limitées par des critères de tri, faute de ressources suffisantes. L’unité pour personnes âgées, par exemple, ne dépasse pas 12 lits sur l’ensemble du pays. La pédopsychiatrie est quasi inexistante en hospitalisation. Quant aux patients souffrant de troubles sévères, ils se retrouvent parfois internés dans des services inadaptés, sans accompagnement structuré à la sortie.
Le manque de personnel est également criant. Moins de 130 psychiatres exercent dans le secteur public sur l’ensemble du territoire. La plupart sont concentrés dans quatre ou cinq villes. Les infirmiers spécialisés en psychiatrie sont eux aussi en nombre très insuffisant, tout comme les psychologues cliniciens, assistants sociaux ou éducateurs spécialisés. Résultat : le soin psychiatrique repose sur des équipes sous pression, souvent épuisées, et ne pouvant proposer que des hospitalisations de crise ou des prises en charge très brèves, faute de relais de réhabilitation ou de suivi à moyen terme.
Recommandations pour un accès plus équitable
- Créer au moins un service psychiatrique public par province, avec des unités modulables selon les besoins (hospitalisation de crise, hôpital de jour, consultations spécialisées).
- Encadrer et intégrer le secteur privé dans une logique de complémentarité territoriale et de conventionnement partiel, permettant l’accueil de patients assurés dans des conditions soutenables.
- Former massivement des professionnels de santé mentale – pas uniquement des psychiatres – pour renforcer la qualité et la diversité des prises en charge.
- Investir dans des conditions d’hospitalisation dignes, avec des infrastructures repensées : chambres, jardins, espaces de thérapie, unités de soins ouverts et fermés.
- Mettre en place une cartographie publique, évolutive et interactive, permettant de visualiser en temps réel l’offre en santé mentale (lits disponibles, spécialités, délais d’admission), dans le public comme dans le privé.
Aujourd’hui, au Maroc, l’accès à un lit psychiatrique reste une question de chance. Chance d’habiter la bonne ville. Chance de tomber sur un professionnel motivé. Chance d’avoir une couverture. Ou un parent persévérant. Derrière chaque place manquante, il y a une angoisse non prise en charge, un trouble qui s’aggrave, un jeune qui décroche, une famille qui s’épuise.
Et pourtant, ce pays sait accueillir. Il sait offrir un lit. Le Maroc dispose de plus de 250 000 lits dans le secteur hôtelier.Des chambres propres, climatisées, avec piscines parfois, vue mer souvent, et un service digne des plus grandes destinations.C’est près de cent fois plus que le nombre de lits disponibles pour la santé mentale.
Et encore, sur les 2 466 lits psychiatriques publics recensés, il n’est pas rare que le “lit” soit une simple paillasse, sans draps changés. Parfois même sans draps du tout. Sans salle de bain individuelle. Sans espace vert. Sans silence. Sans soin autre que le traitement chimique et la contention. Sans repas équilibré. Sans espace d’écoute.
Hospitalité ne signifie pas seulement bien recevoir ceux qui viennent de loin.
Hospitalité, dans un pays comme le nôtre, doit aussi vouloir dire prendre soin des nôtres, de ceux qui s’effondrent à l’intérieur, de ceux qui vivent ici, et qui n’ont plus la force de faire semblant.
Un lit psychiatrique, ce n’est pas un luxe. C’est un droit. C’est un espace de répit. Un seuil de réparation. Un signe, simplement, que la société n’a pas abandonné celui qui souffre. Il est temps de se mobiliser. Pas seulement pour rénover les murs. Mais pour redonner à la santé mentale la place qu’elle mérite : au cœur de l’hospitalité nationale.
Par Dr Wadih Rhondali, psychiatre