Sur la place centrale d’un quartier populaire de Casablanca, un enfant tire discrètement le bras de sa mère. Du doigt, il montre un jeune homme noir assis seul sur un muret. La mère détourne les yeux. Le petit insiste : “Il attend quelqu’un ?” Elle murmure : “Je sais pas. Allez, viens.” Une scène banale, presque imperceptible. Mais derrière, une tension sourde : celle de la présence visible mais ignorée, tolérée mais inconfortable.
Depuis deux décennies, le Maroc n’est plus seulement un pays d’émigration. Il est devenu, de manière croissante, une terre de transit… et parfois de destination. Casablanca, Tanger, Oujda, Agadir : les visages changent, les langues s’entremêlent, les silhouettes racontent d’autres histoires. Des milliers de migrants venus d’Afrique de l’Ouest, du Centre ou de la Corne de l’Afrique traversent le pays dans l’espoir de rejoindre l’Europe. D’autres finissent par s’y installer, temporairement ou durablement.
Le Maroc a réagi. Des politiques ont été lancées, avec deux grandes campagnes de régularisation (2014 et 2017), et une diplomatie africaine assumée. Mais sur le terrain, le quotidien reste difficile. Entre discours officiels et réalité sociale, un écart s’est creusé : l’hospitalité affichée cohabite avec des attitudes de rejet, de suspicion, voire de violence.
Cette tension n’est pas seulement politique. Elle est intime, psychique, identitaire. Et elle interroge les Marocains eux-mêmes — notamment ceux qui ont connu l’exil.
Nombreux sont les Marocains qui, hier encore, vivaient en France, en Espagne, au Canada ou au Golfe. Avec, à la clé, des années à batailler pour faire accepter leur nom, leur accent, leur croyance. Ils savent ce que c’est que d’être soupçonné sans raison, regardé comme “pas d’ici”, humilié dans l’attente d’un papier, d’un emploi, d’un droit. Aujourd’hui, revenus au pays, ils assistent à une scène familière, inversée. Sur leurs propres trottoirs, d’autres vivent ce qu’eux ont enduré ailleurs. Et cette ressemblance ne les laisse pas indemnes.
Dans mon cabinet, un patient marocain de retour de Bruxelles m’a dit un jour :
“Je perds mes mots quand je vois comment ils sont traités. J’ai souffert là-bas, mais là… c’est ici. C’est chez nous.”Son silence après cette phrase disait tout. L’impuissance, la honte, la fracture intérieure.
Le sociologue Mustapha El Miri décrit ce phénomène de manière précise : “Devenir noir sur les routes migratoires.” Être assigné à une couleur de peau, souvent pour la première fois. Être désigné comme “différent” dans un pays qui se pense africain, mais qui, dans ses pratiques sociales, n’a pas encore déconstruit certains récits racialisants hérités de l’histoire.
C’est souvent au Maroc que cette assignation raciale se cristallise. Dans les refus de location, les regards appuyés, les moqueries étouffées dans les bus. Dans les administrations où l’on exige “un garant” qu’on ne demanderait pas à d’autres. Dans les écoles où des enfants racontent qu’on les appelle “Azzi” dans la cour, sans que personne n’intervienne.
Une étude qualitative menée en 2025 à Casablanca révèle cette violence diffuse : les migrants subsahariens décrivent une fatigue psychique profonde, liée moins à l’exil qu’à la sensation constante d’être tolérés sans être accueillis. Un stress identitaire chronique, alimenté par la dissonance entre le discours officiel et l’expérience quotidienne.
“On galère déjà nous-mêmes, qu’est-ce qu’on peut faire pour eux ?” Cette phrase, entendue dans une boulangerie de Hay Mohammadi, résume le paradoxe. Ce n’est pas de l’indifférence pure. C’est de l’épuisement. Quand on vit dans la marge, accueillir l’autre semble parfois au-dessus de ses forces. Mais ce repli, s’il est humain, reste dangereux s’il devient la norme.
Et pourtant, ce rejet ne laisse pas les Marocains insensibles. Mais il les divise.
Certains — souvent ceux de la diaspora ou les plus jeunes — se sentent profondément concernés. Ils s’engagent dans des associations, créent des collectifs, militent pour l’accès aux droits. Ils racontent leur propre exil comme une clé d’empathie : “On a connu ça. On ne peut pas faire semblant.”
D’autres au contraire se ferment. Non par hostilité consciente, mais par saturation émotionnelle. Voir aujourd’hui d’autres subir ce qu’ils ont vécu, c’est raviver une plaie non cicatrisée. Alors, on détourne le regard, on minimise : “Ce n’est pas pareil. Ils ont choisi de venir.” On se protège, parfois au prix de l’indifférence.
Entre ces deux attitudes, une zone grise : celle de ceux qui oscillent entre compassion et fatigue, entre solidarité et malaise. Ce clivage révèle un impensé collectif : le Maroc n’a pas encore mis en mots ses propres blessures migratoires. Il n’a pas transformé cette mémoire en levier éducatif ou politique. Et cela empêche parfois d’ouvrir pleinement les bras à ceux qui arrivent.
Car les contradictions sont là. Le Maroc se veut terre d’accueil, il affiche fièrement son identité africaine, il vante sa tradition d’hospitalité. Et dans le même temps, dans certains quartiers, les migrants vivent isolés, sans eau courante, sans accès aux soins, sans papiers. Des services refusés, des insultes banalisées, des silences pesants. La société est traversée par des récits ambivalents, où l’on célèbre l’hospitalité tout en évitant le contact réel.
En juillet 2025, une campagne virale a secoué les réseaux sociaux marocains. Intitulée « Non à l’installation des Africains subsahariens », elle appelait à leur expulsion et à leur exclusion du marché locatif. Derrière les slogans identitaires et les accusations généralisées, cette mobilisation a révélé une crispation plus profonde : le sentiment, chez certains, d’une perte de contrôle sur leur espace social, doublé d’un malaise identitaire exacerbé par des conditions économiques tendues.
Si la campagne a suscité une vague d’indignation dans la société civile, elle a aussi mis au jour un clivage latent. Car dans certains milieux précarisés, la peur de l’insécurité ou de la concurrence sur le marché du travail est venue nourrir des attitudes de repli, sans que cela n’épargne pour autant ces populations des mêmes logiques d’exclusion. Le rejet de l’autre est parfois, tristement, le symptôme d’un épuisement collectif.
Alors que faire ? Plusieurs pistes existent, simples mais puissantes :
– Créer des espaces de parole intergénérationnels sur l’exil et le rejet ;
– Intégrer la diaspora dans les politiques publiques d’accueil ;
– Former les professionnels de santé, d’éducation et de sécurité aux discriminations raciales et culturelles ;
– Appuyer les initiatives culturelles (slam, théâtre, conte) qui racontent autrement cette rencontre parfois heurtée.
Le Maroc est à la croisée des chemins. Il peut devenir un modèle lucide, digne, profondément humain. À condition d’avoir le courage de regarder ses propres contradictions. Reconnaître ses failles, ce n’est pas s’affaiblir. C’est se fortifier.
Et si l’on veut que les enfants d’aujourd’hui grandissent dans un pays plus juste, il faudra bien, un jour, oser nommer les blessures – celles de l’exil, du rejet, de la couleur – non pour en rougir, mais pour en faire une force de réconciliation.
Par Dr. Wadih Rhondali