Cette année, le printemps a apporté une lueur d’espoir. Selon la Direction générale de la météorologie, les précipitations cumulées entre mars et mai ont atteint 110 mm dans plusieurs régions du centre et du Rif, contre à peine 45 mm sur la même période en 2024. Une amélioration relative, certes, mais bien en deçà des moyennes saisonnières d’avant 2015. Cette accalmie, au lieu de rassurer, semble avoir activé une forme nouvelle de lucidité. Car si l’eau revient un peu, l’inquiétude, elle, ne s’en va pas.
Depuis sept ans, la sécheresse s’est installée dans le quotidien marocain. Le taux de remplissage des barrages tourne autour de 27 %, le seuil de pénurie absolue approche – avec moins de 600 m³ d’eau par habitant et par an – et l’été 2025 a encore vu se multiplier les restrictions : hammams fermés, interdiction d’arrosage, coupures nocturnes. Les chiffres sont connus, alarmants, répétés. Mais ce qu’ils traduisent va bien au-delà des indicateurs hydriques. Ce que l’on voit émerger, lentement, c’est une transformation intime du lien que les Marocains entretiennent avec l’eau. Une bascule silencieuse, presque existentielle.
Prenons l’exemple d’Ouled Saïd, une commune rurale près de Settat où vivent mes parents. Lorsqu’ils s’y sont installés, l’eau du puit permettait non seulement d’irriguer les oliviers, mais aussi d’entretenir une forme de quiétude intérieure. L’eau était là. On n’en parlait pas. On la vivait comme une évidence. Aujourd’hui, à chaque printemps, une question revient dans les conversations : “Est-ce que le puit va tenir ?” Ce n’est plus une angoisse ponctuelle. C’est un état diffus, persistant, presque sourd. Le stress hydrique n’est plus une donnée technique. Il devient émotionnel, domestique, quotidien.
Mais dans ce stress s’infiltre aussi un changement. Un éveil. Des gestes qui paraissaient autrefois anodins prennent une signification nouvelle. Les douches raccourcissent. On coupe le robinet en se brossant les dents. On garde l’eau de lavage pour nettoyer les sols. On regarde le ciel d’un autre œil, et les premières pluies ne sont plus une banalité, mais une bénédiction. Cette sobriété hydrique naissante ne vient pas d’une grande campagne nationale. Elle vient de l’intérieur. D’une inquiétude douce, mais puissante.
Un jour de juin, mon neveu de 6 ans a surpris tout le monde. Il a fermé le robinet de la cuisine pendant qu’on faisait la vaisselle, avec un air très sérieux : “On ne gaspille pas l’eau !” Ce n’était pas une leçon. C’était un reflet. Une preuve que quelque chose s’était déjà imprimé dans les esprits les plus jeunes.
Mais tout le monde ne change pas à la même vitesse. À Casablanca, une amie s’étonne qu’on lui parle de coupures d’eau : “Ah bon, vous avez ça dans les douars ?” Dans certains quartiers aisés, l’arrosage des jardins se poursuit comme si de rien n’était. Et dans les écoles, peu d’enfants savent vraiment d’où vient l’eau qu’ils boivent. C’est là que réside le vrai défi : faire de cette crise une prise de conscience partagée, pas seulement subie par les plus vulnérables.
Car cette sécheresse ne fait pas que révéler des fragilités physiques. Elle expose aussi des fractures sociales, des inégalités d’accès, des résistances culturelles. Elle bouscule nos récits intérieurs : celui de l’abondance, celui de la sécurité, celui de la continuité.
Et pourtant, au milieu de tout cela, quelque chose bouge. Une forme d’apprentissage collectif. Une redécouverte de la valeur de l’eau. Non plus comme simple ressource, mais comme élément vital, symbolique, presque sacré. Dans la tradition marocaine, l’eau est au cœur de tout : de l’hospitalité, des ablutions, des récoltes, des fêtes. La voir disparaître, c’est aussi sentir vaciller certains repères intimes. Mais c’est peut-être aussi retrouver leur sens. L’eau n’est plus une évidence. Elle redevient un bien précieux. Et dans ce retour à la conscience, il y a une chance à saisir.
Certes, les politiques publiques sont indispensables. Stations de dessalement, interconnexions régionales, “autoroutes de l’eau”… Le pays avance, et heureusement. Mais à côté de ces infrastructures, il y a un autre chantier à mener : celui des consciences. Celui des gestes répétés à la maison. Celui du respect au quotidien. Celui de la parole transmise : quand un grand-parent explique à son petit-fils pourquoi il ne faut pas laisser couler le robinet inutilement, ce n’est pas juste un conseil. C’est un acte politique. Un acte d’amour. Un acte de transmission.
Dans les campagnes, on apprend à compter chaque seau. Dans les villes, on découvre que l’eau potable ne tombe pas du ciel – et qu’un robinet fermé peut être un acte de solidarité. Ce n’est pas une fatalité. Ce peut être un tournant. À condition de ne pas le vivre dans la peur, mais dans la lucidité.
L’eau ne coule plus de source, mais elle peut encore irriguer les esprits. Et peut-être qu’à travers cette sécheresse, c’est une autre forme de fertilité qui surgit : celle d’un peuple qui, en prenant soin de l’eau, réapprend peu à peu à prendre soin de lui-même, de sa terre, et de ceux qui viendront après lui.
Par Dr Wadih Rhondali
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